Au seuil de la Pentecôte

Demain se termine le Temps Pascal dans la liturgie. C'est un bon moment pour en faire émerger l'essentiel, d'autant plus que c'était un Temps pascal très particulier. La Résurrection du Christ est le fondement de l'espérance chrétienne et l'histoire des disciples d'Emmaüs, que nous avons entendue à plusieurs reprises au cours de cette période, parle de cette espérance. Cela vaut la peine de relire ce texte pour voir, à la lumière de l'Évangile, comment notre espérance mûrit.

*  *  *

Les disciples d’Emmaüs

Une route. Le soir tombe. Ils sont deux, désemparés, qui s’en retournent chez eux, à Emmaüs. A Jérusalem, il n’y a plus rien à voir: ce Jésus de Nazareth, ce «prophète puissant par ses actes et ses paroles» dont ils espéraient qu’il serait «le libérateur d’Israël», a été condamné à mort, crucifié et mis au tombeau.

Trois jours déjà que ces événements se sont passés et rien… sauf, peut-être, un tombeau vide… aussi vide que leurs  cœurs. Des femmes qui ont évoqué une vision et dit que Jésus est vivant. Et quelques compagnons qui ont constaté qu’elles disaient vrai: pas de corps et ce Jésus qui serait vivant… mais invisible. Quand l’espérance est déçue, ne reste qu’à rentrer chez soi, «bredouilles, sans hâte ni jubilation», ne reste qu’à «reprendre le collier» sur une «route lourde d’ombres», écrit la poétesse belge Colette Nys-Mazure.

Que feriez-vous à leur place? Vient un temps, si rien ne la réveille, où l’espérance s’épuise. Combien de fois, dans nos vies, nous attendions un événement, une rencontre, un coup de téléphone, un courriel, un SMS… et rien. Les jours s’écoulent et l’attente, elle, s’effiloche. Plus rien à quoi se raccrocher. Ils en sont là, Cléophas et son compagnon de chemin. «Fourbus/le profil bas», ils rentrent chez eux avec leurs «pas/de feuilles mortes», écrit le moine bénédictin Gilles Baudry dans un long poème qu’il a consacré à cet épisode de l’Evangile, «Le dit de Cléophas d’Emmaüs».

La journée touche à sa fin, «le ciel aussi/boitait si bas/sans horizon», poursuit le moine poète. Le soir tombe, les ombres s’allongent, à l’unisson de leur espérance déçue. Le «sans horizon» du poète fait se rejoindre le dehors et le dedans, cette route qui s’enfonce dans le noir et leur vide intérieur. Entre eux, des mots de tristesse et, sans doute, une interrogation: «Pourquoi ce Jésus de Nazareth, dont nous espérions tant, a-t-il fini comme un malfaiteur et n’a-t-il pas répondu à notre attente?». Tout, à l’extérieur comme à l’intérieur, s’obscurcit.

Et si tout était question de vision dans ce récit? D’ombre et de lumière?

Tandis qu’ils ruminent leur tristesse et leur désespoir, un «étranger» rejoint Cléophas et son compagnon. Il fait route avec eux, marche à leur pas, «mais leurs yeux [sont] empêchés de leur reconnaître», plongés qu’ils sont dans les ténèbres intérieures et extérieures. L’inconnu les interpelle pour partager leurs interrogations et commence par les écouter. Pour la millième fois sans doute, ils racontent ce qui s’est passé et qui les a déçus: anamnèse de leur douleur. «Nous espérions», «elles n’ont pas trouvé son corps», «ils ne l’ont pas vu», et voilà qu’eux non plus ne voient pas Jésus alors qu’il chemine avec eux. Il est là et ils ne le reconnaissent pas.

Mais, mis en confiance, ils l’écoutent, car «l’étranger/trouvait des mots/comme des lampes», écrit Gilles Baudry. Ses mots éclairent, délivrent le sens, ouvrent l’Ecriture pour raconter sa propre histoire qui continue de s’accomplir: anamnèse du salut annoncé par Moïse, les prophètes et une longue chaîne de témoins. Seulement, le sauveur n’est pas celui qu’ils attendaient, un roi puissant et fort qui délivrerait Israël de ses ennemis; il est venu habiter l’histoire humaine avec douceur et patience: long chemin de péché et de miséricorde dans le cœur d’hommes et de femmes ordinaires qui ont cru et ont dit oui. Et qui continue de s’écrire sur la route d’Emmaüs et dans le cœur des deux disciples découragés et inquiets.

Un dialogue, deux récits qui se répondent comme l’ombre et la lumière: c’est la même histoire, et elle n’est pas finie. Mais eux ne le savent pas. Car il ne s’agit pas de comprendre seulement, mais de cheminer vers la foi. Eux tentent de comprendre, de raccorder les fils de leur attente et de leur mémoire. Sans succès: rien ne s’est passé comme ils l’espéraient. Lui les invite à croire, à faire un pas de plus.

Il leur faudra, pour cela, cheminer encore au-dedans d’eux, passer peu à peu d’un cœur meurtri à un cœur brûlant. Et retenir l’étranger car, ils le reconnaissent, «l’ombre/gagne/sur nos jours» et «tout/s’éloigne», écrit Gilles Baudry. Ses paroles ont réveillé en eux quelque chose qui ressemble à une aube: «Sur le chemin/de la déroute/tu as des mots /qui nous éclairent/et qui dissipent/notre doute», poursuit le poète.

A table, dans l’auberge cernée par la nuit, l’inconnu accomplit un geste, essentiel: il partage le pain. La parole a fait son œuvre en eux, maintenant ils sont prêts: à ce «geste/rayonnant/d’infinitude», dit poète, ils le reconnaissent: «Mais oui, c’est lui!». Alors qu’il marchait avec eux ils ne l’ont pas vu, et maintenant qu’ils savent qui il est, il disparaît à leurs yeux, «laissant la table/ouverte à tous», écrit Gilles Baudry.

Ils voient avec le cœur. Plus besoin de preuves, ils croient.

Alors, oui, tout est changé, inversé: ils retournent à Jérusalem et racontent leur histoire aux Apôtres et à leurs compagnons. Ils ne sont pas encore rentrés chez eux qu’ils font demi-tour, sortent d’eux-mêmes et de leur tristesse pour dire ce qu’ils ont vécu qui les a bouleversés. Témoins à leur tour, ils prennent place dans la longue chaîne des croyants.

Cette histoire, vous le sentez bien, est aussi la nôtre. Combien de fois nous marchons dans la nuit, incapables de reconnaître le Seigneur cheminant à nos côtés! Combien de fois nous nous laissons gagner par le désespoir! Et combien de fois, trop sûrs de sa présence, nous croyons le posséder! Alors il s’échappe, nous laissant la responsabilité de témoigner.

A nous de l’incarner aujourd’hui dans nos paroles et nos gestes, à nous d’être ses disciples ici et maintenant. Sur toutes les routes d’Emmaüs de nos contemporains, il nous revient d’expliquer sa parole et de partager son pain, signes de sa présence en notre monde tourmenté. Avec des mots de ce temps et des gestes simples. Dans le souci de rejoindre chacun sur sa route, comme Jésus l’a fait le soir de Pâques.

Geneviève de Simone-Cornet

Le Caravage, Le Souper à Emmaüs, National Gallery London (Wikimedia Commons)

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