Comme l'herbe reverdit
Is 66,10-14 / Ps 65 / Ga 6,14-18 / Lc 10,1-20
Pourquoi Jésus dit-il que la moisson est abondante ? Vous êtes-vous posé cette question ? Eh bien, de toute évidence, elle est abondante parce que le Semeur a semé son grain avec largesse. Telle est la loi : semailles généreuses, récoltes prometteuses. Désormais, le grain a atteint tous les recoins de la terre et partout lèvent des épis dorés par le soleil de la grâce et gonflés du désir de devenir eucharistie sur l'autel du monde. Cette belle histoire est une longue histoire et elle se poursuivra encore longtemps. Puisqu'elle est celle de Dieu parmi les hommes...
Face à l'abondance de cette moisson, le Seigneur embauche des ouvriers. Saint Luc nous parle d'un groupe de soixante-douze disciples que Jésus envoie prêcher le Royaume deux par deux (Lc 10,1). Et ce n'est qu'un début... Ils ont mis la main à la charrue : ils ne regarderont plus en arrière (cf. Lc 9,62). On se demande pour quelle raison ce groupe élargi de soixante-douze disciples est distingué de celui des douze apôtres. À y voir de plus près, la différence saute aux yeux : les douze sont ceux qui ont été choisis pour participer d'une manière plus intime au Mystère du salut inauguré et accompli en la personne du Christ Jésus. Leur communion à ce saint Mystère sera d'ailleurs la source de leur sacerdoce. Il leur est donné de contempler quelque chose de cette gloire qui pointe à l'horizon, mais que le monde ne distingue pas encore.
Quant aux soixante-douze, ils représentent le reste des croyants : ceux qui suivent le Christ de tout leur cœur, mais qui n'ont pas encore accès à cette connaissance des fins dernières donnée aux élus et qui ne se révélera qu'au moment de la Parousie : lorsque le Christ, désormais élevé dans sa gloire, deviendra tout en tous. Chacun des douze apôtres est donc appelé à être un témoin de l'invisible ; une figure paradigmatique de cette puissance de transfiguration qui saisit notre réalité en ses plus intimes fondements et qui affleure peu à peu, chaque fois que le Royaume se fait visible, dans le sacrement du frère ou celui de la sublime beauté. D'une certaine manière, par la claire-voie de ce sacrement universel, ils contemplent déjà ce qui doit advenir et dont chacun se réjouit.
Tous sont envoyés en mission. On leur demande de ne rien emporter : ni bourse, ni sac, ni sandales, ni tunique de rechange (cf. Mt 10,9-10). La plus extrême précarité marque d'emblée leur mission qui a un peu l'air d'une mission impossible. Ce ne sont pas de grands moyens ou d'efficaces techniques qui sont mis en œuvre : à sa manière, l'Esprit Saint se chargera de tout. Pour suivre le Christ sur cette voie qui ne sera autre qu'un chemin de croix – c'est le seul qui conduise aux promesses de la résurrection –, il faut donc se dépouiller de toute possession, de toute prétention, mais aussi – et c'est important de le souligner – de toute exaltation ! L'œuvre doit être accomplie avec humilité, sans fracas, sans effronterie, mais sans la moindre hésitation.
« Ne passez pas de maison en maison ! » (Lc 10,7), leur ordonne Jésus. Il ne s'agit pas d'un prosélytisme qui ferait le compte de ses réussites. Il s'agit d'une présence serviable et cordiale, d'une incarnation de la parole dans la vie de tous les jours, dans le moindre de leurs gestes, d'une patience offerte à ce monde travaillé par l'Esprit Saint comme la pâte par le levain. Et, à ces missionnaires en herbe, il est recommandé de loger là où ils seront accueillis et de manger tout ce qui leur est présenté (Lc 10,8). Cela signifie aussi, ce me semble, vivre avec les autres selon leurs propres coutumes, épouser leur vie afin de ne faire qu'un avec eux et que, peu à peu, la vérité germe de la terre fécondée par cette parole attentive et profondément humaine.
Mais, bien entendu, ce ne sera pas une partie de plaisir. « Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups » (Mt 10,16). Ça promet... ! Les voici d'emblée avisés : la victoire annoncée n'a en rien l'allure d'un triomphe tapageur. Elle sera portée par la fragilité de ces témoins livrés en pâture à la curiosité, à la sympathie, à la moquerie ou à la méchanceté des gens. Jésus n'a pas voulu que ses disciples puissent s'enorgueillir du bien qui se fait à travers eux. Ils portent ces trésors de grâce dans des vases d'argile (cf. 2 Co 4,7). Ils sont précieux – ô combien ! – ; mais au moindre choc, ils peuvent se briser. Le sang de l'Alliance qu'ils contiennent se répand alors sur la terre et c'est le témoignage extrême du martyr. Ils sont des millions, dans le monde, à pâtir de la félonie des loups qui sont entrés dans la ville avec le dessein d'obstruer la lumière.
Et quel est le contenu de leur prédication ? Jésus l'a résumé pour eux en quelques mots : « Le règne de Dieu s'est approché de vous » (Lc 10,9). Oui, c'est le Royaume qui doit être prêché ; non pas pour le construire – dans toute l'Écriture, le mot “Royaume” n'est jamais associé au verbe “construire” –, non pas pour l'édifier à la force de notre poignet, mais pour l'accueillir ; puisqu'il s'est déjà approché de nous et qu'il est même au milieu de nous. Dévoiler le mystère qui est là, au cœur de la réalité présente, voilà l'œuvre de la prédication qui met en évidence ce que le Christ est venu lui-même établir dans le monde.
Et le mot d'ordre est donné par saint Paul : « Que la croix de notre Seigneur Jésus-Christ soit ma seule fierté. Par elle, le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde » (Ga 6,14). Car cette victoire finale, à laquelle œuvrent les disciples, est celle de la Croix. C'est du haut de ce promontoire de la grâce que le Christ peut porter son regard au-delà des horizons, au-delà des aléas de l'histoire, pour constater que le mal n'aura pas le dernier mot, mais qu'il s'inclinera devant le bien. Mais en attendant, cette victoire est tout le contraire d'un triomphe. Comme le disait Jon Sobrino, ce sont les crucifiés de l'histoire – ceux qui sont crucifiés pour le monde – qui sont les témoins de la fin des temps et les porteurs d'une espérance qui ne cède jamais devant l'adversité.
« Venez et voyez les hauts faits de Dieu » (Ps 65,5). Les hauts faits de Dieu sont ceux qui s'accomplissent en haut, c'est-à-dire dans un lieu qui transcende notre histoire, un temps qui n'est pas le nôtre, celui d'un éternel présent qui est aussi celui du Seigneur. Même si la victoire du Très-Haut porte déjà ses fruits sur la terre des hommes. « Je regardais Satan tomber du ciel comme l'éclair » (Lc 10,18), s'écrie Jésus. De fait, il ne cesse de tomber du ciel. Forcément, après la victoire de la Croix, il tombe de haut... ! Lui qui voulait élever ses fières citadelles, prétendant offrir aux hommes le moyen d'atteindre le ciel par eux-mêmes, voici que son règne s'écroule. Pourtant, ce n'est qu'à la lumière de la grâce que l'on peut, d'ores et déjà, assister à cette chute abyssale. Le mal semble souvent l'emporter, mais cela n'est vrai que pour nous qui sommes encore pris dans les mailles du temps où Satan – qui, lui, n'a plus la possibilité d'y échapper – voudrait bien nous enchaîner pour toujours.
« Toutefois – ajoute Jésus – ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais parce que vos noms se trouvent inscrits dans les cieux » (Lc 10,20). Notre joie de la victoire ne consiste pas en la défaite de nos ennemis. Il s'agit d'un conflit où personne ne sera perdant, d'une paix dont personne ne fera les frais, d'une guerre qui ne laissera aucun cadavre sur le champ de bataille. Alors, « ce qui compte, c'est d'être une création nouvelle » (Ga 6,15). Par l'oblation de sa vie, Jésus rénove toute chose. En passant par le goulet de sa mort et de sa résurrection, le monde est régénéré. La puissance de vie du Ressuscité est telle, qu'elle irradie et transfigure l'univers entier. Et c'est dans la Jérusalem céleste que nous devons nous réjouir. C'est en appartenant au peuple de l'Alliance Nouvelle – l'Israël de Dieu –, que nous en devenons les sujets. Alors, dans cette liesse qui nous saisira, nos os revivront comme l'herbe reverdit et, au jour de la moisson, nos cœurs seront en joie.
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