Entrez dans la nouvelle dimension…

L'homélie du frère Philippe Jeannin pour ce dimanche de la 4ème semaine du temps Pascal

Il est une notion en théologie qui s’appelle « le Déjà-là et le Pas encore ». Elle a été formulée par Oscar Cullmann, exégète luthérien strasbourgeois, à partir de ses travaux sur la notion de temps dans le Nouveau Testament, éclairée par son expérience pendant la deuxième guerre mondiale. Pour expliquer cette notion, il écrit : « La ligne du temps [...] est, selon le Nouveau Testament, coupée : il y a un milieu temporel (accomplissement) et une fin temporelle (achèvement). J’ai résumé cette tension par la formule : “déjà” et “pas encore” ; et je l’ai illustrée par une image bien comprise au moment où j’ai fixé mon idée par écrit (1944). La bataille décisive avait eu lieu, mais les combats continuaient et on attendait encore l’armistice. Le temps compris entre le milieu et la fin est celui du Nouveau Testament et se prolonge dans celui qui est le nôtre : il s’agit d’un temps intermédiaire... Cette conception engendre celle de l’histoire du salut que j’ai développée par la suite. »

Un peu difficile à comprendre qu’un évènement soit déjà-là et en même temps pas encore accompli. « Je te donne 100 CHF. – Eh bien donne ! – Non pas maintenant, quand tu auras fait le travail – Tu promets que tu les donneras ! – Oui ! » Pour ce genre de situation, nous employons deux temps : le présent et le futur… Ou bien c’est maintenant (présent), ou bien c’est demain (futur)… habitués que nous sommes à vivre dans le passé, le présent et le futur. Mais on peut comprendre cette perspective du déjà-là et du pas encore à partir de l’exemple de la bataille et de l’armistice de Cullmann, ou de nos expériences : « Quand je plante mes radis ou mes semences : je me dis que les radis sont déjà-là (en promesse) mais pas encore prêts à manger. Mon petit-fils est déjà un grand et bon garçon, mais pas encore accompli…

Dans le domaine spirituel, nous comprenons aussi souvent à partir du présent et du futur… à tort, je pense. Toute une spiritualité a longtemps opposé la rude condition du croyant ici-bas  (présent) dans l’attente d’un monde meilleur (futur) à condition de faire ce qu’il fallait pour « gagner son ciel ! » Ce n’est pas ce que Jésus a révélé : « Comme les pharisiens demandaient à Jésus quand viendrait le règne de Dieu, il prit la parole et dit : « La venue du règne de Dieu n’est pas observable. On ne dira pas : “Voilà, il est ici !” ou bien : “Il est là !” En effet, voici que le règne de Dieu est au milieu de vous. » (Lc 17, 20-21)

C’est lorsque j’ai appris l’arabe que j’ai mieux compris cette notion du « Déjà-là et du Pas encore ». Dans les langues sémitiques, passé, présent, futur n’existent pas… il n’y a que deux temps : l’accompli et l’inaccompli. Ce qui a déjà eu lieu et ce qui n’a pas encore eu lieu. Cela m’a aidé plus que je ne l’imaginais de sortir du passé-présent-futur pour entrer dans une autre dimension : l’accompli et l’inaccompli, autre façon de conjuguer le Déjà-là et le Pas encore.

Frères et sœurs, n’est-ce pas précisément ce que Jean essaye de nous faire comprendre dans la deuxième lecture de ce jour ? « Dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. » Il ne dit pas : « Si vous êtes sages et si vous faites ce qu’il faut, vous deviendrez enfants de Dieu » mais « dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu » C’est le déjà-là ! « mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté. » C’est le pas encore.

Qu’est-ce que ça change, me direz-vous ? Et bien, tout ! ou presque ! Cela change notre regard sur Dieu, sur notre vie, sur la foi, l’espérance et bien sûr la charité, et donc notre vie chrétienne au quotidien. Nous ne sommes plus dans le FAIRE – ce qu’il faut faire pour être un bon chrétien – mais dans l’ÊTRE : être enfant de Dieu.

Nous n’avons plus à nous demander avec inquiétude si nous sommes de bons ou pas assez bons enfants de Dieu, nous avons uniquement à nous rappeler sans cesse, en toutes circonstances, que NOUS SOMMES enfants de Dieu et à nous comporter comme tels. Bons ou mauvais, ce n’est plus vraiment notre affaire, si nous nous essayons de notre mieux de l’être au jour-le-jour. Et d’ailleurs selon qui ? quels critères ? en fonction de quoi ? serions-nous bon ou mauvais ? Jésus, en nous exhortant à être vraiment les Fils de notre Père (les enfants de Dieu, donc) rappelle bien que Dieu fait lever son soleil sur les bons et les méchants et pleuvoir sur les justes et les injustes. (Mt 5, 45)

Se rappeler que nous sommes les enfants de notre Père, enfants de Dieu, en prendre peu à peu véritablement conscience et nous comporter comme tels, voilà la première conséquence pratique de ce changement de perspective.

Cela change aussi notre regard sur Dieu : c’est là une conversion non négligeable. Dieu n’est pas celui qui nous surveille, fait les comptes et nous attend au tournant de notre mort pour nous juger digne de son paradis ou de l’enfer. « Dieu a envoyé son Fils dans le monde, non pas pour juger le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauvé. » (Jn 3, 17). Finie la balance du livre des morts des égyptiens. Comme disait le bx P. Lataste aux femmes de mauvaise vie à qui il prêchait en prison : « Dans son ciel, Dieu ne vous demandera si vous êtes toujours demeurée pure, toujours fidèle, il vous demandera si vous l’aimez beaucoup. » (Sermon 95 du 17/09/1864). Dieu nous attend, comme le père de l’enfant prodigue, non pas pour nous reprocher notre inconduite mais pour nous serrer dans ses bras.

La seconde conséquence est libératrice. Lorsque j’étais en Égypte, je faisais le catéchisme aux chrétiens des écoles des sœurs : coptes catholiques, orthodoxes ou protestants. Dans ce pays marqué par l’islam, la question récurrente des enfants était : Da, abouna, Haram woua Hallal ? (Père, et ça, c’est permis ou interdit ?). Je m’employais à les sortir de la dialectique du permis et de l’interdit, plus facile pour se situer mais posture d’esclave, alors que, comme le rappelle Paul aux Galates : « c’est pour que nous soyons libres, que Dieu nous a libérés » (Gal 5, 1). Entrer dans la liberté des enfants de Dieu, puisque nous sommes Enfants de Dieu.

Cette libération, cette liberté dit la confiance de Dieu : la foi de Dieu en l’homme, plus fidèle que la foi de l’homme en Dieu : Dieu fait confiance à ses enfants, même dans leurs bêtises, leurs erreurs. Je donnais l’exemple suivant à ces enfants : Un homme veut faire des travaux. Il contacte un artisan qui lui propose son devis. À partir de là, plusieurs attitudes possibles :  l’homme commande les travaux, les paye à réception. Ou bien estime que ça ne lui plaît pas pour ne pas payer l’addition. Ou bien fait confiance à son artisan et le paye d’avance. Du côté de l’artisan : un fois son devis accepté : ou bien il bâcle les travaux et se fait payer. Ou bien prend le règlement d’avance et disparaît avec la caisse sans faire les travaux, ou bien exécute un travail de qualité parce que l’homme lui a fait confiance en le payant d’avance. Il en est de même pour nous :  Dieu a payé d’avance en livrant son Fils sur la croix : prix de notre rédemption. Paul dit que Dieu « a effacé le billet de la dette qui nous accablait… il l’a annulé en le clouant à la croix. » (Col 2, 14).

Quelle réponse l’homme peut-il alors apporter ? Une réponse digne de la confiance que Dieu nous fait, par une vie à la hauteur de cette confiance. La seule réponse valable est l’Amour.

Dieu a fait tout cela par Amour pour l’homme, parce qu’il est Amour. Et l’amour appelle l’amour, sauf pour les ingrats. Je donnais aussi aux enfants du catéchisme, en Égypte, cet exemple. L’attitude d’une femme ou d’un homme aimé par son conjoint. Soit elle ou il se dit : « puisque qu’il ou qu’elle m’aime, je n’ai pas besoin de faire d’efforts en retour et je fais ce que je veux, je mène ma vie comme je veux, quitte à aller voir ailleurs… » Ou bien elle ou il s’emploie, en aimant en retour, à être à la hauteur de l’amour reçu.

L’amour appelle l’amour… jusqu’à l’impossible : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi, je vous dis : Aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent, afin d’être vraiment les fils de votre Père qui est aux cieux » Car rien n’est impossible à Dieu. (Mt 5, 43-45).

Cette approche, vous le voyez, frères et sœurs est promesse d’avenir confiant, serein, de bonheur avec Dieu. Elle bannit la crainte : « Il n’y a pas de crainte dans l’amour, l’amour parfait bannit la crainte » (1 Jn 4, 18). La crainte n’est plus de mise, sinon, comme disait Catherine de Sienne, la crainte de ne pas l’aimer assez.

Elle a aussi pour conséquence, pour nous : une vie libre, confiante, décentrée de nous-mêmes, de notre préoccupation personnelle d’un salut individuel, puisqu’il est déjà acquis même s’il n’est pas encore complètement réalisé pour chacun de nous, mais une vie ouverte sur les autres, sur nos frères, pour leur témoigner cet amour de Dieu qui rend libre et joyeux.

En ce 4è dimanche de Pâques, qui est aussi celui du Bon Pasteur et, depuis 58 ans, le dimanche de prière pour les vocations, que je n’ai pas oubliés : je voudrais juste rappeler, pour terminer, que le bon pasteur, comme on l’a entendu, est celui qui connaît ses brebis et que ses brebis suivent en toute confiance car elles sentent qu’il ne les emmènera pas à la boucherie, mais vers de beaux pâturages. Il est celui qui donne sa vie, en toute liberté. Et bien que chacune et chacun de nous, en suivant les pas de ce bon pasteur, vive pleinement sa vocation d’enfant de Dieu.

fr. Philippe Jeannin

Un troupeau en Jordanie (photo : fr. Philippe Jeannin)

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