Interview : frère Gerard Francisco P. Timoner III, Maître de l’Ordre

Un fils de la périphérie en Europe, territoire de mission

Note de la rédaction : à l'occasion de la visite canonique du Maître de l'Ordre des Prêcheurs, le frère Gerard Francisco P. Timoner III, nous avons le plaisir de présenter à nouveau à nos lecteurs cet entretien publié pour la première fois par notre rédaction le 18 décembre 2019, à l'occasion de sa première visite en Suisse, quelques mois après son élection au chapitre général à Biên Hoà au Vietnam :

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Le frère Gerard Francisco P. Timoner III (né en 1968) est philippin. Il est le 88ème Maître de l'Ordre des Prêcheurs, successeur de saint Dominique.

Frère Gerard a été ordonné prêtre en 1995. Il a obtenu des diplômes supplémentaires en théologie et en théologie interculturelle à l'Université catholique de Nimègue en 2004. Il est professeur émerite de théologie à l'Université de Santo Tomas de Manille. Il a été prieur provincial de la Province dominicaine des Philippines, puis Socius (conseiller) pour l'Asie-Pacifique du frère Bruno Cadoré, son prédécesseur à la tête de l’Ordre.

Malgré ses nombreuses responsabilités, les frères ont trouvé le Maître de l'Ordre amical et accessible. Parmi de nombreux rendez-vous durant son séjour à Fribourg, le fr. Gerard a trouvé un moment pour rencontrer la rédaction et donner une interview spécialement pour notre site :

Frère Gerard, bienvenue. J'ai quelques questions très simples à vous poser. La première est : qu'est-ce qui vous amène à Fribourg ?

Cette visite faisait déjà partie d'un programme préparé pour moi par le frère Bruno, de la Province de France, qui m'a précédé comme Maître de l'Ordre. Il estimait que le nouveau Maître devait connaître certains lieux spécifiques où sont présents nos frères pour comprendre l'Ordre en tant que réalité globale unifiée. Voilà pourquoi je suis ici. Je suis donc à Fribourg pour diverses raisons : pour la Province de Suisse, pour le couvent de l’Albertinum et bien sûr pour la Faculté de Théologie de l'Université de Fribourg. Ces trois entités sont vraiment importantes pour l'Ordre au niveau mondial.

En plus de cela, il y a des frères étudiants ici à Fribourg, et il est particulièrement important pour le Maître de l'Ordre de rencontrer des frères plus jeunes. Un autre aspect qui marque Fribourg est la mission intellectuelle de l'Ordre. Et cette mission est incarnée par la faculté de Théologie de l'Université dans laquelle de nombreux frères fils de différentes Provinces enseignent et étudient.

Vous avez une relation formelle avec la Faculté de théologie de l'Université de Fribourg, n'est-ce pas ?

En tant que Maître de l'Ordre, oui. De par sa fonction, depuis la fondation de l’université, le Maître est Grand Chancelier de la Faculté de théologie de l'Université de Fribourg.

Je comprends que ce n'est pas la première fois que vous venez en Suisse.

Non, la première fois, c'était à Genève pour visiter notre mission auprès du Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, mission que l’Ordre tient très à cœur.

Pourquoi les Dominicains sont-ils à l'ONU à Genève ?

Cette présence a commencé dans les années 1990 lorsque le frère Timothy Radcliffe était Maître de l’Ordre. Nous participons en tant qu'organisation non gouvernementale au Conseil des droits de l'homme en raison de notre engagement pour la justice et la paix, qui est une partie capitale de la prédication de l'Évangile.

L'Ordre a eu l'intuition que nous devrions travailler aux Nations Unies afin de porter à l'attention des états-membres de l'ONU nos préoccupations concernant la justice et la paix dans des régions marginales du monde, dans lesquelles nos frères et nos sœurs bénéficient d’un accès direct. Ils sont sur le terrain, ils ont un contact privilégié avec les autochtones pour ainsi dire, et ainsi ils peuvent fournir des informations très concrètes et les porter à l'attention de la communauté des nations, dans l'espoir que cela fera pression sur certains gouvernements pour qu'ils respectent et protègent les droits de leurs peuples.

Un reportage vidéo diffusé par nos frères à Rome sur le pèlerinage du Maître de l'Ordre en France en octobre 2019

 

C'était à Genève. Maintenant, quelles sont vos premières impressions sur Fribourg ?

J'ai déjà visité d'autres villes universitaires en Europe et, dans ce sens, Fribourg n'est pas radicalement différente.

Mais il y a quelque chose d'unique à Fribourg, surtout lorsqu’il s’agit de la vie de l’Université. Dans d'autres universités, le Maître de l'Ordre peut être le Chancelier de l'Université en son intégralité. Ici, le Maître de l'Ordre est uniquement Chancelier de la Faculté de théologie, qui se trouve au même niveau que les autres facultés de l'Université. L'Université de Fribourg elle-même est une entité juridique civile et non de l'Église ou de l'Ordre.

Et alors, nous trouvons à Fribourg une grande opportunité pour la Faculté de théologie d’entrer en dialogue avec d'autres facultés. On parle de ce qui nous concerne, mais sans domination, sans être à la tête de l'Université. Nous sommes donc dans un contexte favorable à l’interdisciplinarité et au dialogue scientifique à un niveau académique.

Aux Philippines, j'étais directeur du séminaire central, qui s'inscrit lui-même dans le contexte plus large de l'Université de Santo Tomas à Manille. D'une certaine façon, c'était une expérience similaire.

Vous êtes le Maître de l'ordre depuis le mois de juillet. Ça ne fait donc que six mois. Comment vous sentez-vous ?

Parfois je me réveille et je réalise que je suis le Maître de l'Ordre. (rires)

Mais au moins vous viviez déjà à Rome à Sainte-Sabine, la maison mère de l'Ordre dominicain, depuis quelques années avant d'être élu Maître. Cela a peut-être facilité votre transition.

C'est tout-à-fait exact. J'ai travaillé avec le fr. Bruno comme Socius pour l'Asie et le Pacifique. J'ai exercé cette charge pendant environ trois ans. Et c'était juste avant d’être élu Maître de l'Ordre.

Cela signifie que vous n’avez même pas eu besoin de déménager vos affaires après l’élection ?

J'ai dû glisser mes bagages dans une autre pièce. (rires)

En tout cas, vous êtes le premier frère asiatique à être élu Maître de l'Ordre. Vous connaissez assez bien l'Europe, ayant fait des études à Nimègue aux Pays-Bas et ayant travaillé à Rome. Mais vous êtes toujours quelqu’un qui vient de dehors. Apportez-vous une vision plus claire, ou simplement une vision nouvelle, à cette réalité qu’est l'Europe ?

Et bien, les gens venants de l'extérieur peuvent voir des choses que les gens de l'intérieur ne voient pas, parfois. Notre propre expérience et notre propre culture nous sont si proches que certains aspects échappent à notre conscientisation, avant qu'un étranger ne nous les signale.

Ainsi, par exemple, ici en Europe, j’entends souvent dire avec une certaine amertume que les chrétiens sont une minorité ; que les gens quittent l'Église.

Mais ce n'est pas tout-à-fait vrai. À l'heure actuelle, il y a en Europe une génération de jeunes qui n'ont pas quitté l'Église. Ils n'ont pas quitté l'Église parce qu'ils n'y sont jamais entrés. C'est parce que leurs parents avaient déjà quitté l'Église il y a des décennies. Ils ont décidé de ne pas baptiser leurs enfants ; de ne pas les élever dans la foi. Ainsi, dans cette génération, un pourcentage très significatif de la population n'a pas eu de contact réel avec l'Église. Cela signifie que nous avons une vrai "missio ad gentes" ici en Europe.

N'oublions pas non plus qu'en tant que catholiques, le fait d'être une minorité n'est jamais une raison de désespérer. Quand j'étais au Vietnam l'été dernier, j'ai parlé avec le Socius du Maître de l'Ordre pour l'Europe occidentale, le frère Alain Arnould, qui vient de Belgique. Il a souligné que les catholiques au Vietnam sont, en effet, une petite minorité, mais qu'ils se comportent très différemment de la minorité des catholiques ici en Europe occidentale. Ils sont plutôt une minorité engagée et confiante, à tel point qu’on aurait presque l'impression qu'elle n'est pas du tout une minorité. Cela est perçu de cette manière en vertu de leur attitude. En d'autres termes, pour les catholiques vietnamiens, peu importe que nous soyons majoritaires ou minoritaires : ce qui importe, c'est que nous soyons engagés – et c'est tout.

Vous avez mentionné que de nombreux jeunes Européens sont complètement inexpérimentés dans la foi. Vous avez utilisé l'expression « missio ad gentes ». « Gentes » signifie littéralement gentils ou peuples païens. Vous êtes le successeur de saint Dominique. Vous vivez à Rome d’où est venue l’évangélisation de l’Europe. Comment vous sentez-vous sur ce continent où saint Dominique et ses frères ont prêché, mais où beaucoup ont perdu la foi ? Avez-vous peur pour l’avenir ?

Je n'ai pas peur. D'une part, je rencontre encore des gens, jeunes et âgés, qui recherchent honnêtement la vérité. Ces gens viennent dans les églises.

La missio ad gentes est une mission pour ceux qui n'ont pas encore entendu l'Évangile. Et ce n'est pas seulement ma mission à moi : c'est la mission de notre Ordre. Mon devoir comme Maître est simplement d'aider les frères et les sœurs dans cette mission : de bâtir l'Église; de prêcher l'Évangile du Christ.

Qui est donc le Christ ? Quand vous rencontrez quelqu'un qui n'a jamais entendu le nom du Christ, qui est ce Christ que vous essayez d'annoncer à cette personne ?

Pour moi, il ne s'agit pas de savoir qui est le Christ, mais plutôt de chercher où est le Christ. Et le Christ est en nous. C’est Jésus lui-même qui le dit, « quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d’eux » (Mt 18,20). En encore, « chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40). Parce que le Christ est toujours là.

Nous sommes dans le temps de l'Avent, nous nous préparons à célébrer la venue de l'Emmanuel, le Dieu qui est avec nous, et il est vraiment avec nous parce qu'il est réellement en chacun d'entre nous.

Le Christ vit dans ceux qui n'ont jamais entendu le nom de Jésus ?

Oui.

Alors comment peut-on trouver le Christ qui est déjà en lui ?

C'est une bonne question. Il ne faut pas oublier : la véritable image de l'humanité n'est pas Adam, mais le nouvel Adam, l'Adam recréé, qui est le Christ. Jésus, le Christ, est à la fois pleinement humain et pleinement divin, donc si vous voulez voir ce qu'il y a de meilleur dans l'humanité, ce que l'humanité devrait être, c'est en Christ que vous le trouverez.

Alors en parlant avec quelqu’un qui n’a pas encore entendu le nom de Jésus, le point de départ est tout ce qu’il y de bon et de beau dans l'humanité de cette personne, ce qui est bon en cette personne, l'étincelle du divin en elle. En effet, quoi que ce soit, c’est cela l'image du Christ en cette personne.

Merci, frère Gerard.

[Nous remercions le fr. Alain Arnould, Socius du Maître de l'Ordre pour l'Europe du Nord-Ouest et le Canada, pour la vérification de la traduction française de cet entretien, qui fut d'abord enregistré en anglais.]

(photos pour cet article : capitulumgeneraleop2019.net)

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