Interview: frère Jean-Michel Poffet, Maître en sacrée théologie

Retour avec notre frère bibliste sur une carrière remplie de passion pour la Parole

À la demande du Chapitre provincial, le Maître de l'Ordre, le frère Gerard Francisco P. Timoner III, par décret en date du 15 septembre, a conféré à notre frère Jean-Michel Poffet le rang et la dignité de « Maître en sacrée théologie ».

Le titre « Maître en sacrée théologie » est conféré par l'Ordre des Prêcheurs à ceux de ses membres qui ont apporté une contribution remarquable aux sciences théologiques. Il ne s'agit pas d'un diplôme académique décerné pour des productions scientifiques au plan universitaire. Ce titre veut saluer une vie d'érudition remarquable en reconnaissance de contributions dans le domaine de la théologie et de la promotion des études dans l'Ordre entier.

Nous nous réjouissons que le frère Jean-Michel, et à travers lui toute la Province, soit ainsi honoré selon la tradition de l'Ordre, montrant ainsi le chemin à la génération suivante. Comme le veut notre droit, le titre sera effectivement décerné après que notre frère ait donné une leçon magistrale. Le frère Jean-Michel donnera sa leçon publique intitulée « Du Livre à la Parole : exégèse et prédication » le jeudi 30 novembre 2023 à 17h30 au Couvent Saint-Hyacinthe à Fribourg. Ce sera l'occasion d'une célébration fraternelle autour de notre frère.

Après des études à l’université de Fribourg puis à l'Institut biblique pontifical de Rome et plusieurs années de travail pastoral à Genève, le frère Jean-Michel a soutenu une thèse en histoire de l'exégèse. Il a ensuite enseigné l’exégèse à la Faculté de théologie de Fribourg, et en 1999, il est élu directeur de l'École biblique et archéologique française de Jérusalem, poste qu'il a occupé jusqu'en 2008.

Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont :

 

Le frère Jean-Michel a prêché de nombreuses retraites pour des communautés monastiques ou des laïcs. Ces dernières années, il a donné des cours par vidéo en ligne sur la plateforme cath.ch, dont un cours sur l'Apocalypse (2020) et un cours sur l'Épître de saint Paul aux Thessaloniciens (2022).

 

Nous sommes ravis que le frère Jean-Michel ait trouvé un peu de temps pour accorder un entretien à la rédaction :

La rédaction : Bonjour, frère Jean-Michel ! Félicitations encore pour cet honneur. Ça tombe bien parce que ça fait un moment que nous voulions te poser quelques questions sur ton parcours et tes livres…

Frère Jean-Michel Poffet : Bonjour cher frère, avec plaisir, je suis ravi d’en discuter...

Réd. : Alors commençons. Peux-tu nous dire d'où vient ta passion pour l'étude de la Bible et ce qui t'a poussé à devenir exégète ?

JMP : Ah, c’est une belle question pour commencer. Ma passion pour la Bible a vraiment pris son envol à la fin de mes études secondaires. Avec quelques scouts amis, nous en lisions quelques pages et en parlions ensemble. Mais c’est surtout après mon entrée dans l’Ordre de Saint Dominique que j’ai découvert combien ce grand Livre est passionnant à étudier : il est le reflet d’une humanité, parfois en quête de Dieu, souvent en déroute. Et la Bible ne cesse de nous parler de la fidélité de Dieu et de son amour pour nous. J’ai eu des frères exceptionnels qui m’ont initié dès le noviciat, puis ici à Fribourg à l’Université – des Dominicains – et à l’Institut Biblique de Rome – c’étaient des Jésuites…

Réd. : Tes études bibliques ont certainement connu une nouvelle étape – avec un niveau international – lorsque tu es devenu directeur de l'École biblique et archéologique française de Jérusalem, une fonction que tu as occupée de 1999 à 2008. Qu'est-ce qui rend cette institution si particulière ?

JMP : L'École Biblique de Jérusalem, fondée en 1890 par le P. M.-J. Lagrange, est vraiment singulière. Elle a été créée pour répondre aux questions complexes posées par la science et l'histoire aux croyants, en particulier aux catholiques moins familiers de la Bible. Lagrange aimait dire qu'il fallait mener une « recherche tranquille de la vérité par l'étude ». Il a choisi Jérusalem comme lieu d'étude parce que la Bible n'a pas été écrite à Paris ni à Berlin, mais en terre orientale. Et le pays, la terre Sainte a quelque chose aussi à dire au croyant : le désert, le lac de Tibériade, la mer ou la montagne...

Réd. : Dire cela semble si naturel aujourd'hui, mais à l'époque, l'idée de Lagrange était tout à fait audacieuse, non ?

JMP : Oui, c'est vrai. Mais il avait du cran ! Et l’École s’est toujours inscrite dans la fidélité à cette idée. J’ai été très honoré par la confiance que m’ont faite les frères et professeurs de cette institution. Le défi était de taille ! J’ai dû parcourir de nombreux pays pour tenter de motiver de jeunes frères aux études bibliques… ce parcours d’études est long et ardu, et il suppose la connaissance des langues anciennes. Je m’étonne que des laïcs semblent plus passionnés par la Bible que bien des clercs.

Une bande annonce pour le cours sur l'Apocalypse donné par le frère Jean-Michel sur la plateforme cath.ch :

 

Réd. : C'est étonnant, en effet. En parlant de ton travail, tu as publié de nombreux livres depuis ta thèse de doctorat en 1985. Peux-tu nous parler des thèmes qui t'ont inspiré et des lecteurs que tu souhaitais toucher en écrivant ces livres ?

JMP : Bien sûr. Tu as remarqué que mes livres, à l’exception de ma thèse, sont des livres de vulgarisation (le mot n’est pas très beau, mais il est capital…) : il s’agit pour moi de mettre à la disposition d’un large public le résultat d’une étude sérieuse du texte biblique mais sans trop de technicité. Et j’ajoute : avec une attention particulière à la portée théologique et spirituelle de la Parole de Dieu. Cette étude doit nous aider à vivre, à espérer, à aimer, à persévérer. Cette expérience, je la fais aussi dans les différentes sessions ou retraites que je donne : la Parole de Dieu est vraiment une lumière sur notre route. La Parole est au cœur de notre foi, au cœur aussi de la liturgie. Aider à la lire et à la recevoir est donc essentiel, surtout aujourd’hui où nous sommes tentés de suivre l’air du temps et d’être comme des bouchons de liège emportés par la rivière…

Réd. : Emportés par la Sarine alors (rires) ! En effet, lire et recevoir la Bible sont deux compétences qui ne sont pas automatiques.

JMP : Bien sûr que non.

Réd. : Nous avons lu La patience de Dieu. Essai sur la miséricorde (1992), l'un de tes premiers livres. Pourquoi as-tu choisi ce sujet et quel message espérais-tu transmettre aux lecteurs ?

JMP : Je l’ai choisi parce qu’il est central non seulement pour le Nouveau Testament mais aussi pour l’Ancien. Notre Dieu est fidèle, il nous a créés par amour et reste attaché à sa création, à chacune et chacun d’entre nous. Or nous sommes, nous, des inconstants… Surtout aujourd’hui où la fidélité, l’engagement sur la durée sont devenus plus difficiles. La Bible, ce n’est pas Alice au pays des merveilles, mais Dieu au pays des hommes. C’est pourquoi elle nous parle autant de conflits, de lâcheté, de péché, de trahison : et c’est au milieu de ce champ de bataille que peu à peu la révélation de la bonté de Dieu se fraie un chemin. Heureusement Dieu est patient avec nous… même si parfois nous devons le fatiguer.

 C’est surtout après mon entrée dans l’Ordre de Saint Dominique que j’ai découvert combien ce grand Livre est passionnant à étudier : il est le reflet d’une humanité, parfois en quête de Dieu, souvent en déroute. 

Réd. : Parlons de Les chrétiens et la Bible. Anciens et modernes (1998). C’est un livre remarquable. Tu as choisi l'épisode de la guérison du paralytique de Capharnaüm (Marc 2, 1-12) comme fil conducteur pour expliquer l'évolution de l'histoire de l'exégèse. Tu commences par les Pères de l'Église, puis tu passes au Moyen Âge, à l’époque de l'humanisme, à la Réforme et à la modernité, et enfin aux développements du XXe siècle, notamment la méthode historico-critique. Tout cela dans un ouvrage de seulement 150 pages. À quel type de lecteur pensais-tu en écrivant ce livre ?

JMP : J’ai d’abord écrit ce livre en pensant à mes étudiants qui avaient peu de goût pour l’exégèse historique et critique et souhaitaient une exégèse plus théologique et spirituelle. Mais ils ne se rendaient pas compte que pour y parvenir, il faut travailler les textes, accepter les questions qu’ils nous posent.

Réd. : Encore ce problème de l’enracinement, de la patience, de la fidélité ?

JMP : Oui ! En somme, ils désiraient participer aux moissons ou aux vendanges en chantant … plutôt qu’à la taille de la vigne et au labourage d’automne (rires). L’histoire de l’exégèse nous montre à quel point on peut aborder les textes bibliques sous des angles différents, selon les époques, selon aussi les tempéraments ou les nécessités. S’attacher à un épisode (ici la guérison du paralytique) permet de découvrir la symphonie des lectures et des approches, souvent complémentaires, parfois aussi insuffisantes. Au lieu d’accuser les textes de ne pas nous parler, il vaut mieux apprendre à les interroger, à les écouter, à les découvrir.

Réd. : Par-dessus tout, ton livre donne un sens urgent à la raison pour laquelle l'exégèse, même si elle est peut-être difficile, est si précieuse.

JMP : J'espère qu'il en est ainsi.

Réd. : À propos de ton livre Regards sur le Christ (2017), préfacé par le cardinal Christoph Schönborn, tu as écrit : « Je n’ai d’autre ambition ici que de faciliter cette rencontre du Christ avec celles et ceux qui ont soif et aspirent à mieux le connaître, à l’aimer et à le suivre. » Il semble que certains de tes livres et plusieurs de tes conférences associent l'érudition biblique à la prière et au chemin spirituel. Pourrais-tu nous en dire plus sur ton approche du Christ ?

JMP : Bien sûr. Dans Regards sur le Christ, je propose de découvrir le regard du Christ mais aussi les regards que nous portons sur lui. Le regard du Christ par exemple au Temple : Jésus voit la veuve qui met une piécette, tout ce qu’elle avait pour vivre, alors que tout le monde regarde ailleurs, vers ceux qui faisaient ostensiblement leurs largesses. Jésus est honoré par sa générosité, elle est pour lui le Temple dont il rêve. Il y a aussi le regard d’un Paul sur la croix par exemple : une croix méprisée, car c’est un supplice atroce. Paul ne pouvait accepter d’y voir le Messie. Mais depuis sa rencontre avec le Christ au chemin de Damas, Paul est transformé. Saint Luc écrit que des écailles lui sont tombées des yeux quand Ananie lui a imposé les mains. Dès lors Paul sera fier de la croix du Christ. À la croix encore, on voit des moqueurs insulter Jésus, mais l’évangéliste saint Marc voit tout autrement la même scène : « toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours » était une insulte pour les moqueurs, c’est un regard de foi pour le croyant. C’est exactement ce que Jésus est en train de faire, mais il faut la foi pour découvrir dans cette mort un nouvel accès à Dieu !

Réd. : Le regard de la foi a vraiment le pouvoir de transformer. Et enfin, parlons de ton livre le plus récent, Évangéliser oui, mais comment ? Une pastorale paulinienne (2022). Penses-tu que les enseignements de Paul ont une pertinence dans le contexte actuel d'une Europe où le christianisme disparaît ?

JMP : Reconnaissons tout d’abord que Paul n’a pas bonne presse… Il est arrogant, me dit-on souvent, et il n’aime pas les femmes. Je veux croire qu’il vaut beaucoup mieux que ces jugements qui viennent de versets sortis de leur contexte… ou bien malheureusement d’une Église trop autoritaire, pas assez soucieuse de respecter la femme et de lui donner toute sa place. Mes étudiants là encore n’étaient pas soulevés d’enthousiasme en face des textes difficiles de la lettre aux Galates ou aux Romains. La justification par la foi n’était pas leur première préoccupation.

 Avec Paul, ils ont respecté la communauté, ils n’ont pas voulu peser sur elle ni économiquement ni par autoritarisme. C’est la relation humaine qui porte l’évangile d’un Dieu ami des hommes. Quand cette relation est vraie et belle, l’évangile est accueilli. Quand elle est pervertie, c’est un drame et un contre-témoignage. 

Réd. : Oui, dans le contexte contemporain, on peut se demander si ce thème retient l'intérêt...

JMP : Il me fallait donc trouver une autre approche. Il me fallait proposer pas seulement une doctrine mais aussi et d’abord l’homme qui était derrière ses lettres. Une année, j’ai mis au programme la première lettre de saint Paul aux Thessaloniciens. Et là ce fut une découverte. On y découvre un apôtre à l’œuvre. Sept fois dans la lettre, il écrit à cette communauté : « vous savez comment nous sommes venus chez vous » et il s’agit à chaque fois non d’un enseignement théorique mais de son attitude, à lui Paul et à Silvain et Timothée qu’il associe à sa tâche d’évangélisateur. Avec Paul, ils ont respecté la communauté, ils n’ont pas voulu peser sur elle ni économiquement ni par autoritarisme. C’est la relation humaine qui porte l’évangile d’un Dieu ami des hommes. Quand cette relation est vraie et belle, l’évangile est accueilli. Quand elle est pervertie, c’est un drame et un contre-témoignage.

Réd. : On le voit dans les scandales et les abus…

JMP : Oui, c’est ce à quoi je pensais.

Réd. : Une dernière question. En tant que bibliste, comment vois-tu l'avenir de l'étude de la Bible ?

JMP : Les chrétiens aujourd’hui sont minoritaires dans nos sociétés, ils ne donnent pas le « ton » dans les débats de société. Ce n’est pas seulement une question de nombre, c’est aussi que nous sommes pris pour des « minus » : la foi, ça ne fait pas très sérieux.

Réd. : Je pense que beaucoup d'entre nous ont déjà entendu des remarques de ce genre…

JMP : Dans ce contexte, la Bible vient au secours de notre foi. Il est essentiel que nous l’étudions pour mieux la comprendre, pour mieux prier, pour mieux espérer. Mais la Bible ne donne pas de recettes simplistes, et elle nous propose des regards différents sur Dieu, sur le Christ, sur l'Église. Au moment où beaucoup sont tentés de déserter ou au contraire de s’enfermer dans un fondamentalisme identitaire, elle m’apparaît comme un chemin très pluraliste.

Réd. : En quoi la Bible est-elle pluraliste ?

JMP : Elle est pleine de nuances, sans enfermer Dieu dans nos idées, nos synthèses ou nos pratiques. La Bible nous déroute pour nous conduire ! C’est comme cela qu’elle nous fait grandir en humanité – et en sainteté.

Réd. : Merci, frère Jean-Michel, pour cette conversation. Il est clair que ton travail a un véritable effet sur la compréhension de la foi et de la Parole de Dieu par de nombreuses personnes. Tu as souvent souligné la façon dont la Bible peut nous guider dans un monde en constante évolution. Cela ne peut que motiver une nouvelle génération de spécialistes de la Bible.

JMP : Je l'espère.

Réd. : Encore une fois, nous te remercions pour cette discussion. Nous aurons sûrement l'occasion de continuer à explorer ces sujets à l'avenir.

JMP : Avec joie ! Merci.

Le frère Jean-Michel Poffet (photos pour cet article : frère Ivan Zrno)

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