Journée de partage entre musulmans et juifs

Notre frère dominicain témoigne d'une rencontre entre deux traditions non chrétiennes

Notre frère Erik Ross est engagé depuis de nombreuses années dans le dialogue interreligieux, plus précisément dans les relations judéo-chrétiennes. Il est l’auteur de deux études universitaires à Fribourg sur les similitudes entre la théologie du dominicain Thomas d'Aquin et celle de Maïmonide, grand philosophe juif du début du Moyen Âge. Frère Erik s'est rendu en Terre Sainte à de nombreuses reprises et a écrit plusieurs chroniques pour le journal Times of Israel, publié à Jérusalem.

Dimanche dernier, le 14 novembre, le frère Erik a eu le plaisir de participer à un événement majeur du dialogue interreligieux ici à Genève. Mais cette fois, il était là avant tout en tant qu'observateur. Les chrétiens étaient invités – mais la rencontre, dénommée « Journée de l'entre-connaissance » était organisée à la Grande Mosquée de Genève et à la Grande Synagogue « Beth Yaakov ».

La journée était principalement destinée à promouvoir la compréhension mutuelle entre juifs et musulmans. Elle était parrainée par la Plateforme interreligieuse de Genève, une organisation à but non lucratif fondée en 1992 qui regroupe 22 entités représentant la majeure partie des confessions religieuses de la ville.

L'événement du dimanche était très ambitieux, avec un programme comprenant une « table ronde » où participaient deux professeurs de l'Université de Lausanne, une interview avec un membre de la communauté juive, Metin Arditi, un banquet abondant et plusieurs autres repas, une fresque collaborative faite de calligraphie en texte hébraïque et arabe, des contes pour enfants, et des visites guidées de la Grande Mosquée et de la Grande Synagogue.

La journée a commencé à 9h30 et s'est terminée à près de 21h00 après un concert de musique arabe et andalouse dans la salle Frank-Martin au centre de Genève.

Frère Erik n'a peut-être été qu'un observateur des événements, mais attentif. Il propose à la rédaction l’interview qui suit accompagnée de ses photos :

Frère Erik, qu'est-ce qui t’a décidé à passer toute la journée de dimanche dernier à la « Journée de l'entre-connaissance » pour les juifs et les musulmans de Genève ? Autant que je me souvienne, tu es chrétien.

Frère Erik Ross : (rires) C'est vrai, mais tous étaient invités à cette rencontre. J'ai été frappé par le fait que cet événement, même en consultant simplement le plan proposé pour la journée, était presque sans précédent dans sa portée et son ambition.

Pourquoi dis-tu cela ?

ER : Tout d'abord en raison de la diversité des offres au cours de cette journée. L'événement comprenait au moins deux concerts ainsi qu'un projet de création artistique, de contes pour enfants, et même la peinture des mains au henné.

Cela ressemble presque à une foire ou à un festival…

ER : C'est exact, oui. Mais la journée comportait également un volet académique, avec les interventions des professeurs Jacques Ehrenfreund et Wissam H. Halawi. En participant à cet événement, j'ai pu visiter les grands bâtiments représentatifs de deux grandes confessions ici à Genève, la Grande Mosquée et la Grande Synagogue. Il n'est pas toujours simple pour une personne de ma description de pénétrer dans ces lieux.

Je vois ce que tu veux dire…

ER : Oui, alors j'ai pensé que je ferais mieux de profiter de cette opportunité. J'y suis allé avec les yeux grands ouverts et j'ai essayé d'apprendre non seulement du contenu des différentes présentations, mais aussi d'apprendre ce que je pouvais sur la planification d'un événement de rencontre interreligieux destiné à un large public. Je voulais voir quelles parties du programme ont été les plus efficaces ou les plus appréciées – et aussi, pour être franc, quelles parties du programme auraient pu être évitées.....

Que veux-tu dire lorsque tu affirmes que cet événement était destiné au grand public ?

ER : Eh bien, l'événement a fait l'objet d'une très large publicité et est même apparu sur les écrans vidéo dans les transports en commun. Ce qui était très gratifiant, c'était de voir que des centaines de personnes étaient suffisamment intéressées pour répondre à l'invitation. Je dirais que j'ai vu environ 150 personnes, mais certaines sources que j'ai lues disent que plus de 400 personnes étaient présentes.

C'est beaucoup pour ce genre d'événement.

ER : Certainement. Ce qui était intéressant dans ce groupe, c'était sa diversité. Il est vrai que la plupart des personnes qui ont participé avaient plus de 50 ans, même si beaucoup de jeunes étaient présents.

J’ai discerné trois groupes principaux : les membres fidèles de la communauté musulmane, qui étaient présents en grand nombre, les citoyens genevois curieux de diverses religions, qui représentaient environ un tiers des participants à mon avis, et les membres engagés de la communauté juive, dont le contexte culturel est différent.

Malgré les différences inhérentes entre les participants, il y eut une atmosphère de convivialité et même, je dirais, de joie. La musique et, surtout, la nourriture abondante ont certainement contribué à cette ambiance. L'événement a été financé par un grand nombre de sponsors, dont la Confédération suisse et la Ville et l’État de Genève. On a servi quatre repas différents offerts à l’ensemble des participants. Et tout cela gratuitement.

Que peux-tu dire du contenu des présentations ? Je vois ici que deux professeurs de l'Université de Lausanne ont pris la parole...

ER : Oui, comme je l'ai dit, il s'agissait des professeurs Ehrenfreund, doyen et spécialiste du judaïsme, et Halawi, spécialiste de l'islam. Ils ont travaillé ensemble pour donner deux présentations côte à côte qui ont reçu le titre commun « Judaïsme et Islam : ruptures et continuités ».

D'après ce que j'ai pu comprendre, ces deux professeurs prennent une distance importante par rapport à leurs traditions religieuses respectives. Quoi qu'il en soit, les présentations étaient essentiellement, comme l'a expliqué le prof. Ehrenfreund, une version très condensée des cours d'introduction au judaïsme et à l'islam que les professeurs donnent chaque année aux étudiants. Il s'agissait de brefs résumés de l'histoire et des principales caractéristiques de chacune de ces deux religions.

Ce que l’on peut déjà savoir en consultant des encylopédies ?

ER : Peut-être. Il y eut aussi une interview avec M. Metin Arditi, écrivain et président de la fondation « Les instruments de la paix – Genève ». M. Arditi est philanthrope très engagé dans la culture à Genève depuis des décennies. Une recension de son dernier livre a été publiée sur le site.

C'est vrai...

ER : Dans ce cas, M. Arditi a parlé de son expérience de l'éducation à la musique classique pour les enfants et les jeunes en Israël et en Palestine afin de promouvoir la compréhension mutuelle.

C'est intéressant.

ER : Oui, et ce qui était le plus intéressant dans la présentation de M. Arditi, c'est qu'il a souligné le rôle de la culture, et dans ce cas, de la musique, pour aider à promouvoir un rapprochement entre religions. Je pense que c'était la tonalité de toute la journée, vraiment.

Pourquoi ?

ER : Eh bien, parce qu'il y a de si grandes différences entre musulmans et juifs (et chrétiens, bien sûr) que j'ai trouvé que les échanges humains simples et spontanés étaient beaucoup plus efficaces pour rassembler les gens dans un esprit de dialogue, que tout ce qu'un professeur pouvait dire.

Oui, il est intéressant que cette réunion ait été destinée à un si grand nombre de personnes plutôt qu'à un petit groupe d’initiés et engagés…

ER : En ouvrant la réunion à tous, les organisateurs ont pris un risque. Et ils ont en quelque sorte conditionné ce qui pouvait être proposé ou discuté au cours de la journée.

C'est vrai.

ER : J’ai pu constater que les présentations étaient modulées de manière à ne pas provoquer ou encourager le genre de tribalisme tapageur ou de « promotion de sa propre équipe » qui peut émerger lorsque les gens se réunissent de cette manière.

Je peux voir pourquoi il serait important d'éviter cela, surtout lorsqu'on se réunit dans des bâtiments sacrés.

ER : Oui. Tu sais, dans le monde du dialogue interreligieux, on parle parfois de la tentation de « jouer sa propre identité » devant les membres d'une autre tradition. Cela signifie que quelqu'un, par exemple, revêt un habit spécifique et s'exprime dans un ensemble de vocabulaire religieux, non pas comme une expression authentique de la façon dont il vit réellement, mais comme une façon de se montrer pour les gens de l'extérieur.

Je vois.

ER : Il y a certainement une tentation de faire cela qui est toujours présente, mais je dois dire que je n'ai pas vu beaucoup de ce comportement dimanche dernier. Je pense que c'est dû au choix très intelligent d'accueillir l'événement à l'intérieur de grands édifices religieux. J'ai parlé brièvement avec Noureddine Ferjani, qui depuis 2017 est engagé comme imam à la mosquée. Il m'a raconté que la mosquée a été construite au début des années 1970 avec l'aide d'artistes mosaïstes marocains qui ont recouvert de vastes surfaces de mosaïques géométriques…

Oui, nous les voyons sur vos photos.

ER : Eh bien, c’est grâce au « support » d'un grand bâtiment comme la mosquée que les gens n'avaient pas besoin d’expliquer le contexte de l'Islam. L'environnement le faisait pour eux.

D’accord...

ER : Un effet similaire a été introduit dans la Grande Synagogue.

C'est là que tout le monde allait après le déjeuner ?

ER : Oui, à partir de 15h45 environ. On peut prendre la ligne de bus 3 directement de la mosquée à la synagogue.

Je vois. Mais la synagogue existe certainement depuis bien plus longtemps que la mosquée.

ER : Certainement. Le bâtiment a été construit, curieusement, par un architecte zurichois de confession protestante dans les années 1850. Cette construction s'inscrivait dans le cadre d'une initiative de la ville de Genève visant à accueillir ceux d'autres confessions en faisant don d'un terrain sur lequel ils pourraient construire leurs propres lieux de culte. Et aujourd'hui, nous pouvons voir que la Grande Synagogue a été restaurée à l'intérieur et à l'extérieur …

Splendide.

ER : J'ai été également surpris de voir qu'au sous-sol de la synagogue, il y a un hall meublé avec beaucoup de goût qui ressemble au foyer d'un hôtel de luxe. Cet espace a été utilisé pour une brève pause au cours de laquelle tous les participants ont reçu du café et des gâteaux.

Encore de la nourriture...

ER : Mais en fait, la synagogue a servi de scène à une présentation de l'histoire non seulement du bâtiment mais aussi de la communauté juive locale. La présentation faite par Jean Plançon m'a appris, par exemple, que le premier ghetto juif d'Europe a été construit non pas dans la ville de Venise, comme on le pense généralement, mais ici même à Genève. La date qu'il a fournie est 1422.

Mais la synagogue n'était pas le dernier point au programme de la journée…

ER : C'est vrai. Après quelques heures passées à la synagogue, la plupart des participants se sont rendus à quelques kilomètres de là, à la salle Frank-Martin

Elle semble avoir été rénovée récemment…

ER : Oui, en 2017. Cette salle fut le lieu de ce qu'on a appelé « le Concert de l’entre-connaissance » avec Fouad Didi, expert en « oud » – un type de luth – et l'orchestre Tarab, avec leur vocaliste Samia Khiri et une invitée : la vocaliste Sandra Bessis. Fouad Didi est né en Algérie et réside depuis de nombreuses années à Marseille, où il anime des ateliers sur la musique arabo-andalouse. Sandra Bessis est née en Tunisie et s'est spécialisée dans le répertoire judéo-espagnol et la musique andalouse.

L'Andalousie semble être le thème fédérateur...

ER : Oui. Al-Andalus était une région de la péninsule ibérique sous domination musulmane. Ce nom désigne les différents états arabes et musulmans qui ont contrôlé ces territoires entre 711 et 1492, bien que les frontières aient constamment changé au fur et à mesure de la Reconquista chrétienne, pour finalement se réduire au sud et passer sous la vassalité de l'émirat de Grenade.

Et cette région avait sa propre tradition musicale ?

ER : Oui. La musique arabo-andalouse a connu son âge d'or à l'époque surnommée « l'âge des trois cultures » – donc islamique, juive et chrétienne. Après la chute de Grenade, cette musique a trouvé « refuge » au Maghreb où les artistes continuaient à évoquer avec nostalgie cette Andalousie qui était devenue pour eux un paradis perdu.

Fascinant…

ER : C'est un genre de musique que l'on n'entend pas habituellement, et bien sûr une métaphore parfaite pour une conversation – dans ce cas, un dialogue en chanson – entre musulmans et juifs.

Certes.

ER : Mme Bessis a interprété une œuvre très connue dans la langue ladino, qui est une langue judéo-romane dérivée du vieux castillan et de l'hébreu. Elle a chanté quelques couplets dans cette langue, puis la chanteuse Samira Khiri a repris le refrain en arabe.

Super …  

ER : Parfois, il vaut mieux montrer quelque chose que de le dire explicitement avec des mots. Le message de ce concert était très clair pour le public, qui était franchement ému.

J'allais demander : quelle fut la réaction du public ?

ER : Je dois dire que la réaction fut plus qu'enthousiaste. De nombreux participants semblaient partager avec les musiciens une origine nord-africaine, et il semble que l'Algérie et la Tunisie en particulier étaient fortement représentées. Cela signifie que de nombreuses personnes dans la salle ont reconnu les mélodies jouées par les musiciens. Ils n'avaient pas besoin de beaucoup d'encouragement pour commencer à taper du pied et à pousser des youyous. À plusieurs reprises, ils se sont même levés et ont commencé à danser.

Je ne suis pas sûr que ce soit une pratique habituelle dans la salle Frank-Martin...

ER : Peut-être pas ! Mais il n'a fallu que quelques secondes pour que tout le public se mette dans le rythme de cette célébration.

Je lis sur le programme que ce concert fut suivi d'un nouveau repas.

ER : C'est exact. Alors que les membres du public sortaient de la salle, un grand buffet dînatoire nous a été proposé. La générosité des organisateurs était vraiment incroyable. Mais j’avais assez mangé et je retournais à pied à notre couvent à Cologny.

C'est une expérience exceptionnelle. Mais maintenant, après une semaine, qu'as-tu retenu ?

ER : Je pense que la chose la plus importante que j'ai retenue de cette rencontre n'a rien à voir avec le contenu factuel présenté dans les conférences. Je retiens plutôt cet événement comme un exemple de la valeur d’une immersion – dans l’art, l'architecture, la musique, la cuisine – comme moyen de cultiver et de renforcer les liens humains authentiques.

Je vois...

ER : Et n'oublions pas que ces personnes viennent de groupes différents qui historiquement ont parfois été ennemis. Il y a actuellement un conflit en Israël/Palestine, auquel il n'a été fait qu'une allusion elliptique. Il y a aussi la question de la migration, qui fait partie du contexte…

En a-t-on parlé ?

ER : Pas directement. Plusieurs fois au cours de la journée, divers orateurs ont fait référence à ce qu'ils ont appelé « l'esprit de Genève » – une expression qui, il me semble, est née dans le monde diplomatique dans les années 1920. En fait, j’ai découvert que dix ans après la fondation de la Société des Nations, Robert de Traz a publié un essai intitulé « L'esprit de Genève » qui retrace l'action de grandes figures historiques – Jean Calvin, Jean-Jacques Rousseau et Henri Dunant – dont l'héritage a, selon lui, contribué à faire de Genève un symbole de dialogue et de paix.

On peut contester quelque peu cette interprétation.

ER : En tout cas, il me semble que le fait d'être en terrain neutre, loin des complexités de l'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient, a permis aux deux parties de prendre une sorte de recul sur l'histoire et de faire preuve de magnanimité pendant cette journée.

En somme, un succès...

ER : Un vrai succès, oui, et je suis très reconnaissant aux organisateurs, aux différentes communautés religieuses et à la ville et au canton d'avoir rendu cela possible.

Merci, frère Erik.

ER : Merci.

À l'intérieur du sanctuaire principal de la Grande Mosquée de Genève (photos pour cet article : fr. Erik Ross)

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