Outre-trépas

Un message du frère qui vient de nous quitter

Le frère Bernard Bonvin, qui vient de nous quitter au terme d’une longue maladie, a été pendant plusieurs années frère de notre couvent à Cologny et curé de la paroisse Saint-Paul où il a laissé un merveilleux souvenir. Malade depuis de nombreuses années, il a abordé son cancer – comme toute sa vie – avec le sourire de l’espérance. L’an dernier, il a même publié ses réflexions sur le grand-âge et la maladie où il ne dépeignait pas le naufrage qu’ils constituent (comme le pensait le général de Gaulle) mais comme une période où s’aiguise le désir de la rencontre avec Dieu. Nous reproduisons ici un extrait du chapitre 4 de son livre : L'AVANCÉE EN GRAND-ÂGE - AUTOMNE DE LA VIE.

 

* * *

 

À chaque participation à une sépulture, il y a, sinon une initiation à notre propre mort, du moins un moment d'interrogation sur elle. Durant mes années de ministères, j'ai accompagné nombre de personnes en fin de vie et célébré leur dernier adieu. Chaque trépas renvoyait, de près ou de loin, à des questions sur cet « outre-trépas » mieux nommé, en territoire chrétien, résurrection et vie éternelle, ou encore ciel et paradis. Ces termes ne sont pas tout à fait synonymes : les deux derniers sont liés à l'espace.

Ciel et paradis

L'homme qui lève les yeux vers la voûte étoilée à minuit, ou à midi vers le zénith d'un ciel limpide, est fasciné par la verticalité et l'incommensurable que nous nommons ciel. Cette hauteur, inaccessible pour l'animal redressé qu'est l'homo sapiens, renforce son pressentiment d'un au-delà de la vie quotidienne. Le Haut, et à plus forte raison le Très-Haut, exprime un ordre de valeur plutôt positif. L'Ascension évoque cet accès possible à la lumière céleste par simple analogie avec l'altitude qui permet à l'alpiniste ou au cosmonaute une vue quasi illimitée. 

L'art chrétien représente parfois l'univers, la société et l'homme selon un système de valeurs hiérarchisées de haut en bas. Au ciel ou en haut, lieu de la divinité, sont le Bien, le Vrai, le Beau, la Lumière, et l'ordre qui en découle. Ce monde céleste est idéal. Le bas, au contraire, est le lieu plus chaotique de la finitude, du désordre, du non-sens, des ténèbres. Aujourd'hui, la conquête de l'espace désenchante le ciel qui devient un champ d'exploration scientifique parmi d'autres. Avions et satellites le sillonnent : le premier astronaute, Youri Gagarine, à son retour en 1958, déclara qu'il n'y avait pas rencontré Dieu. 

Le ciel auquel accède Jésus par son ascension n'est pas plus proche du soleil ou de Sirius que du village voisin. La verticalité elle-même signale ici une dimension symbolique : « Notre Père qui es aux cieux » ; le chrétien qui reprend la prière de Jésus acquiesce d'abord au mystère de Dieu au-delà de ses perceptions sensibles, et il le confesse simultanément Père, avec la dimension de proximité qui lui est liée.

Le terme paradis tire son origine des grands et beaux parcs de l'ancienne Perse. Il se comprend ainsi comme un Jardin « extraordinaire » et délicieux. Au premier chapitre de la Bible, Adam et Ève séjournent dans un tel jardin nommé Eden. L'auteur de la Genèse développe ainsi l'idée que Dieu a créé le monde bon et qu'il y a une espérance de bonheur pour l'homme et la femme. Cette espérance, au cours de l'histoire du salut, les prophètes la symbolisaient par le recours à l'image d'un paradis terrestre.

 

Désir de l'outre-trépas ?

Des croyants ont éprouvé un ardent désir et une quasi-certitude d'une réalisation positive d'un outre­trépas :

À la soif, au désir a fait place l'attente 

Et d'attente en attente naît la certitude 

Son souffle se rapproche, son haleine m'effleure 

Ses yeux suivent les miens mais il est sans visage 

Et si je l'interroge, il ne dit pas son nom 

Il ne répond que de sa vie, et seul 

Son silence lui tient lieu de présence.

Gille Baudry, moine bénédictin, 

La seconde lumière, p. 32.

 

J'admire cette familiarité avec une présence si silencieuse. À la lecture du bréviaire, des images d'une homélie de saint Grégoire de Nysse sur l'Écclésiaste n'ont pas manqué de m'intriguer : « Les yeux du sage sont dans sa tête, mais l'insensé marche dans les ténèbres. » Il s'en explique ainsi :

« Si l'âme lève les yeux vers sa tête, qui est le Christ, comme l'explique saint Paul, on la jugera heureuse à cause de la clarté de sa vision, puisqu'elle porte ses regards là où ne règne pas l'obscurité du mal. Ce grand Apôtre et ceux qui, pareils à lui, sont grands eux aussi, avaient les yeux dans la tête : ce sont tous ceux qui ont dans le Christ leur vie, leur mouvement et leur être. [...] Et combien y a-t-il d'hommes qui se consacrent aux biens célestes, qui s'adonnent à la contemplation de ce qui existe réellement, que l'on estime aveugles et inutiles dans les affaires matérielles ? »

Je n'ose prétendre avoir toujours eu « les yeux dans la tête », même si, aux Laudes depuis des décennies, je chante chaque semaine non sans conviction : « Comme languit une biche après l'eau vive, ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu de vie ; quand pourrai-je aller voir la face de Dieu ? » (Ps 41-42, 2.3). Récemment m'a touché ce verset du psaume 118, 81 : « Usé par l'attente du salut, j'espère encore ta Parole. » Usé d'attendre et espérer encore ! Résister à cette usure, c'est possible pour celui à qui il est donné d'implorer le courage pour le jour même, sachant qu'il refera la même prière le lendemain ! Cette petite soif est encore une grande grâce qui exorcise tant l'indifférence du temps pour ces promesses, que la désespérance de croire qu'une vie autre est à jamais inaccessible. Je me répète, à la différence de certains mystiques, il ne s'est guère agi en moi d'aspiration à l'ébriété ; l'attente des promesses inouïes de la Parole de Dieu s'est pour moi accompagnée de courts (et rudes) moments d'éclipses. 

L'amour pour la vie telle qu'elle va est ancré en moi. Mais où serai-je, passé mon temps ? Il ne me suffit pas de croire pour le savoir vraiment, et l'aphorisme déjà cité m'accompagne et me conforte constamment : « Quand on croit, il faut savoir qu’on croit, et non croire qu'on sait » (Jules Lequié, philosophe du début du siècle dernier). Ma foi ne m'incite guère à la résignation ; elle m'incite plutôt à me remettre au « Fils de l'Homme » qui nous promet de nous conduire à la communion au Dieu qui est l'Amour même.

L'Amour, ma patrie obscure 
Où l'Amour, Dieu sans figure 
D'avant et d'après le Temps 
M'attend.
                      Marie-Noël

 

Mon Église m'a généreusement gratifié de nombre d'années de philosophie et de théologie ; et la formation continue, parfois, m'a invité à revoir mes études, en particulier, en découvrant et prenant en compte certaines recherches récentes en sciences bibliques. Elles furent parfois décapantes. Dieu est Dieu et nous remettre à lui signifie d'abord, pour un chrétien, se laisser habiter par sa Parole. Cette démarche n'implique ni passivité ni résignation, mais nous rend modeste ; à ce prix, elle peut être féconde et joyeuse.

Fr. Bernard Bonvin (photo : moniales d'Estavayer-le-Lac)

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