Qui perd gagne…

Homélie du frère Philippe Jeannin pour le 5e dimanche de carême

La demande était pourtant simple… « Nous voudrions voir Jésus ». La réponse est plus compliquée. 

Jésus aurait pu répondre, comme au début de sa mission : « Venez et voyez ! » mais non… Le ton a changé : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle. » Bizarre comme réponse à une simple demande. L’heure est grave… le ton le dit, l’image le dit, le vocabulaire de mort ou de vie le confirme. Il n’y a plus à hésiter : à prendre ou à laisser.

Et comme pour confirmer, authentifier le message, comme à la Transfiguration, une voix d’en-haut atteste : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » L’heure est donc à la glorification, mais aussi à la mort féconde, à suivre ou non le Christ.

L’image forte que nous retenons de cet Évangile est celle du grain de blé jeté en terre et qui porte du fruit. Comme une parabole… Mais ici, le grain de blé doit mourir pour donner du fruit. Qu’est-ce que c’est qu’un grain de blé ? Pas grand-chose, et pourtant… De cette métaphore, Jésus en fait une question de vie ou de mort.

Le blé évoque, dans notre culture, le pain mais aussi les champs de blé l’été, blonds, ondoyants, dans la poésie, dans le psaume : « Que la terre jusqu’au sommet des montagnes soit un champ de blé : et ses épis onduleront comme la forêt du Liban ! » (Ps 71, 16). Ou encore ces champs de blé qui défilent par la fenêtre de la voiture ou du train… Promesse d’une belle moisson, parfois gâtée par l’orage qui a couché les blés… Le blé fait partie de notre histoire, de notre culture, de notre imaginaire… Il est comme sacré… Et lorsque les disciples de Jésus eurent faim et se mirent à arracher des épis et à les manger, les pharisiens reprochèrent à Jésus de les laisser faire ce qu’il n’est pas permis un jour de sabbat. (Mt 12, 1-4)

Le blé, c’est le pain, nourriture de base pour l’homme : farine pour le pain, les pâtes, les gâteaux… Et qui dit pain, pense aussi levain dans la pâte. Ce pain devenu promesse de vie éternelle lorsque Jésus prit le pain, le bénit, le rompit et le donna à ses disciples en disant : « Prenez et mangez-en tous, ceci est mon corps livré pour vous ».

Si le blé est promesse de moisson, y aura-t-il assez de moissonneurs ? s’interrogeait Jésus. « La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson d’envoyer des ouvriers pour sa moisson. » Lc 10, 2. Qui dit blé, doit aussi penser aux moissonneurs…

La moisson, c’est la récolte, mais aussi le tri entre le blé et l’ivraie qui poussent ensemble… Quand les anges ne gardent que le bon grain dans les greniers de Dieu et brûlent l’ivraie pour ne garder que le meilleur de nos vies, à l’heure de la comparution (Mt 13, 24-30).

Le blé, c’est encore l’image que saint Dominique – dont nous fêtons cette année le 800e anniversaire de la mort – utilise pour justifier la dispersion de la première poignée de frères à travers l’Europe : « Le grain entassé pourrit, le grain semé porte du fruit. »

Porter du fruit… car c’est bien de cela dont il s’agit avant tout… Quand Jésus affirme à ses disciples : « Ce n’est pas vous qui m’avez choisi, c’est moi qui vous ai choisis et établis, afin que vous alliez, que vous portiez du fruit, et que votre fruit demeure. » Jn 15, 16

Mais pour porter du fruit, affirme Jésus à ceux qui voulaient juste le voir, il faut que le grain de blé semé en terre ne reste pas seul et meure. Il nous faut donc mourir pour porter du fruit… Perdre sa vie pour la garder en vie éternelle. Accepter de mourir pour vivre, accepter de perdre pour gagner… Y sommes-nous prêts ? Pas tout de suite, en tous cas… Et pourtant, il ne semble pas y avoir d’autre solution…

Contrairement à ce qu’affirme l’adage, nous ne récoltons pas ce que nous avons semé… mais ce que nous avons donné… Nous nous enrichissons de ce que nous donnons et pas de ce que nous conservons pour nous… Un exemple ? Nos armoires, pleines de vêtements, d’affaires devenues inutiles et qui restent là, mortes, alors qu’elles pourraient vivre encore si on acceptait de les donner… Mais notre peur du manque, notre égoïsme paralysent notre générosité. Et voyez comme on se sent libre quand on a pu donner, faire plaisir, faire du bien. Oui, donner nous enrichit. Conserver, garder nous appauvrit. Ce que rappelle Jésus : « Qui aime sa vie la perd », longtemps traduit par : « Qui veut garder sa vie la perdra. » Oui, nous l’avons appris : tout ce qu’on n’a pas donné est perdu. À commencer par le temps… Donner de son temps n’est jamais perdre son temps.

Donner sa vie, donner son temps… c’est aussi vouloir donner sens à sa vie. Et lorsqu’une vie est bien remplie, généreuse, qu’elle a fait du bien… elle n’est jamais perdue… Même après la mort, on en mesure la fécondité. Pensons à ces belles figures encore proches de nous : l’abbé Pierre, sœur Emmanuelle, Mère Térésa… Ce qui confirmerait aussi le propos de Paul aux Corinthiens : « Quand tu sèmes une graine, elle ne peut pas donner vie sans mourir d’abord ; et tu ne sèmes pas le corps de la plante qui va pousser, tu sèmes une graine toute nue : du blé ou autre chose. Il en sera de même quand les morts ressusciteront. Ce qui est semé dans la terre est périssable, ce qui ressuscite est impérissable ; ce qui est semé n’a plus de valeur, ce qui ressuscite est plein de gloire ; ce qui est semé est faible, ce qui ressuscite est puissant ; ce qui est semé est un corps humain, ce qui ressuscite est un corps spirituel ; puisqu’il existe un corps humain, il existe aussi un corps spirituel. » 1 Co 15, 36-44. C’est bien à cette expérience pascale, à la suite du Christ, baptisés dans sa mort, que nous nous préparons. 

Tout cela n’est pas sans me rappeler le jeu du « Qui perd gagne » quand Jésus nous rappelle que celui qui donne sa vie la gagnera en vie éternelle. « Qui perd gagne », ce jeu où les règles sont inversées et où le perdant gagne la partie. N’est-ce pas un peu notre chemin ? Aux yeux des hommes, nous semblerons toujours y perdre en donnant, mais aux yeux de Dieu, nous serons les gagnants. Car la nouvelle règle du jeu de Jésus est à l’opposé des règles de nos sociétés : ce qui est fou pour les hommes, c’est ce qui est sage pour Dieu. 

Et c’est peut-être là qu’il faut chercher le sens de l’Alliance nouvelle que Dieu veut conclure avec nous, comme le rappelait Isaïe dans la première lecture. La Loi nouvelle qu’il veut mettre au plus profond de nous-mêmes et l’inscrire sur notre cœur : la Sagesse de l’Évangile révélée par Jésus.

Mais au fait, pourquoi je vous dis tout ça ? Vous aussi vous étiez venus pour voir Jésus… Et bien, venez, vous verrez plus et mieux encore car, comme Jésus le dit lui-même : « Qui m’a vu a vu le Père ! » Alors suivons-le, mettons-nous à son service puisqu’il affirme encore : « Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive ; et là où moi je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera. »

fr. Philippe Jeannin

(photo : fr. Philippe Jeannin)

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Commentaires :

  • user
    Jacques YAMOMBO 07/03/2024 à 16:02

    Très intéressant vraiment