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Chenu et Congar

  • Fr. Guy

Retour sur une controverse

La dernière livraison (octobre-décembre 2021) de la « Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques » (RSPT), éditée par nos frères de la Province dominicaine de France, nous réserve une heureuse surprise avec la publication de la traduction française annotée de la thèse de doctorat «De contemplatione » du Père Marie-Dominique Chenu (1895-1990), défendue à l’ « Angelicum » de Rome en 1920, sous la direction du Père Garrigou-Lagrange (1877-1964), professeur dans cette institution romaine et dominicaine. Cette thèse rédigée en latin et écrite « à la plume et l’encre noire » est accompagnée de l’évaluation rédigée par son directeur reproduite elle aussi dans ce numéro exceptionnel.

La traduction a été intégralement assurée par le frère Christophe de Nadaï. Deux autres frères dominicains ont contribué à sa présentation : Camille de Belloy et Rémi Chéno. On ne les félicitera et remerciera jamais assez pour ce travail de bénédictin qui a fait sortir des archives ce document voué à l’oubli.

Gageons que leur travail pourra jeter une lumière particulière sur les relations tumultueuses entre le maître et le disciple qui aboutiront en 1942 à la mise à l’Index du livre de Marie-Dominique Chenu : « Une Ecole de Théologie : Le Saulchoir », paru en 1937 et la mise à l’écart de son auteur. Un semblant de réhabilitation lui sera octroyé vingt ans plus tard sur les marches de la Basilique St-Pierre, devenue en 1962 aula conciliaire. On y rencontrait Marie-Dominique Chenu, conseiller privé d’un évêque de Madagascar. Il pourra – indirectement – imprimer sa marque sur certains textes conciliaires, mais sans être autorisé à pénétrer dans la Basilique, au cœur des débats.

La réhabilitation de son ami Yves Congar (1904-1995) qui partagea ses déboires quoique pour d’autres motifs fut plus glorieuse. Congar recevra la barrette cardinalice en 1994, quelques mois avant sa mort. Les portes de l’aula conciliaire lui furent grandes ouvertes en sa qualité d’expert officiel au service de cette assemblée d’évêques.

Ce n’est pourtant pas ce parcours de vie de notre théologien qui fait l’objet des 27 pages qui clôturent ce numéro de la RSPT, mais ses démêlés avec le Saint-Office de 1939 à 1955. Cette période recouvre pratiquement le règne du pape Pie XII, de 1939 à 1958.

L’historien lyonnais Etienne Fouilloux à qui nous devons déjà une biographie du Père Congar, parue en 2021 : « Yves Congar, 1904-1995. Une vie », tire parti de la récente ouverture des archives du Saint-Office pour publier dans ce numéro, avec la collaboration de M. Prats, un article passionnant intitulé : « Le Père Congar au Saint-Office (1939 - 1955).

Les opposants ou détracteurs du Père Congar sont précisément trois dominicains enseignant à l’« Angelicum ». A titre divers, ils avaient leurs entrées au Palais du Saint-Office. Nous retrouvons, sans être autrement surpris, le Père Garrigou-Lagrange, mais accompagné cette fois-ci des frères Gagnebet et Paul Philippe. L’objet du délit est la collection « Unam Sanctam » créée par Congar et tout particulièrement ses deux ouvrages : « Chrétiens désunis » (1939) et « Vraie et fausse réforme de l’Eglise » (1950). A lire leurs « vota » et autre correspondance, ces trois théologiens se disent bien intentionnés en voulant éviter une mise à l’Index des ouvrages de leur frère. C’est pourquoi, ils le pressent de les réviser ou de sursoir à leur traduction et réédition. Ils avaient surtout à cœur de préserver ce frère d’être contaminé par l’atmosphère pastorale, délétère à leurs yeux, qui leur semblait envahir le catholicisme français d’après-guerre. Ne mentionnant que la présence des « prêtres-ouvriers ». Ces bons religieux finiront donc par éloigner leur confrère de ces lieux de perditions en obtenant son exil à Cambridge, puis à Strasbourg, lui interdisant de surcroît toute activité enseignante et soumettant ses écrits à une censure romaine préalable. Autant dire qu’ils le condamnent à l’étouffement progressif de ses brillantes facultés intellectuelles, privant ainsi l’Eglise de bénéficier de son apport théologique. Le concile convoqué par Jean XXIII mettra fin à cette « captivité de Babylone ». Congar retrouvera sa place « In medio Ecclesiae » où il fera réentendre sa voix. Son journal conciliaire le confirme.

Ces escarmouches de façade – ô combien douloureuses – cachaient en fait un problème de fond sur la nature de la théologie et, par voie de conséquence, sur le métier de théologien. Garrigou-Lagrange et ses adeptes ne croyaient qu’en une théologie déductive, extraite par voie de syllogismes de principes dogmatiques absolument figés et universels. En face de lui, Chenu et Congar – et bien d’autres encore – tenaient à démontrer que la révélation de la Parole de Dieu s’incarne dans une terre mouvante et donne lieu à des expressions toujours réformables, étant sauvegardé ce qui est au cœur de cette révélation et que le magistère de l’Eglise met en lumière. A une théologie abstraite et apodictique succédait donc une théologie respectueuse de l’histoire de la Parole enfouie dans l’histoire des hommes. Le groupe formé par Garrigou et ses disciples ne pouvaient l’admettre.

On peut s’interroger sur l’intérêt que revêt de nos jours ces disputes passées et, sans doute pour beaucoup, périmées. Je ne crois pas que les théologiens contemporains qui les ont rappelées ne sont que des archivistes ou des archéologues. Ils doivent estimer, comme je le fais moi-même, que ce conflit a gravement porté atteinte à la charité qui devrait prévaloir dans notre Ordre et surtout détruit le climat de confiance et de liberté intellectuelle qui devrait imprégner tous les débats entre authentiques chercheurs de Dieu.

Pour avoir ressenti d’assez près cette problématique et vécu à ma manière les bouleversements qu’elle a produits – je suis devenu dominicain en 1956 et ne cesse de l’être encore aujourd’hui ! – je m’interroge sur l’intérêt que peuvent avoir mes jeunes frères à cette vieille histoire. J’ai l’impression qu’ils la revivent sous d’autres termes et dans un cadre différent. Puissent-ils le faire avec plus de sagesse que leurs aînés ! Historia magistra vitae.

Yves Congar et Marie-Dominique Chenu dans une photo de l'archive de la Province de France

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