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Jean-Pierre Jossua

  • Fr. Guy

Dominicain atypique ?

Curieuse coïncidence éditoriale.

La dernière livraison (janvier – mars 2020) de la RSPT ou « Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques », éditée par les dominicains de la province de France, publie un hommage de l’historien lyonnais Etienne Fouilloux à la mémoire du frère Jean-Pierre Jossua décédé le 1e février de cette année 2021.

Autre surprise : dans ce même numéro, notre frère défunt signe une recension de la biographie d’Yves Congar rédigée précisément par Etienne Fouilloux et qui parut en 2020.

Un point commun toutefois dans cet amalgame : les deux auteurs furent des admirateurs de la personne et de l’œuvre du Père Yves Congar. L’un et l’autre le fréquentèrent, bien qu’à titres divers. L’un et l’autre s’attelèrent à écrire une vie de ce dominicain qui fut un des maîtres à penser de la théologie catholique du 20ème siècle.

Mais c’est de Jean-Pierre Jossua (1930-2021), vu par Etienne Fouilloux, qu’il est question dans les lignes qui suivent. Un frère qu’il m’a été donné de ne rencontrer qu’une seule fois dans ma vie. C’était à Strasbourg en décembre 1963. J’ai découvert et apprécié bien plus tard quelques unes de ses nombreuses publications, tout en ignorant ce que fut son parcours de vie. Enfin, il y a sept ans, je sollicitais de sa part une contribution sur le poète suisse Philippe Jaccottet qui parut dans la revue Sources d’octobre-décembre 2014 intitulée : « Philippe Jaccottet, très proche de nous ». Quelques rares contacts donc avec ce frère, accompagnés de sa « réputation » qui ne pouvait me laisser indifférent.

On aurait tort de se débarrasser de ce religieux en le traitant de dominicain atypique. Comme s’il n’y avait qu’un seul et unique modèle de l’être dominicain, que tous les fils de Dominique devaient être taillés dans le même tissu et cousus selon le même patron. Catherine de Sienne comparait notre Ordre à un jardin – non pas une serre ! – multicolore où chacun trouvait une fleur à son goût. Il est fort possible que quelques promeneurs aient pu comparer à un chardon ou à un cactus ce frère qu’ils accusaient d’avoir été « le fossoyeur du Saulchoir », le fameux « studium » des dominicains de la province de Paris que Fouilloux compare à un « vaisseau amiral ».

Mais revenons à notre frère.

Jean-Pierre Jossua naquit à Boulogne sur Seine en 1930 dans une famille juive originaire de Salonique, appartenant à la bourgeoisie d’affaires. Ses parents se séparent en 1940 et le jeune Jean-Pierre suit sa mère, d’abord à Nice, puis en Argentine, pour échapper au génocide antisémite. Son malheureux père n’aura pas cette chance. Emmené à Auschwitz en 1943, il n’en reviendra pas. Cette ascendance juive ne devait pourtant pas marquer la vie de ce jeune homme qui entame à Paris des études de médecine. Une phase dépressive lui permet de faire deux rencontres décisives : Augustin et ses Confessions et le frère dominicain Pierre-André Liégé qui l’accompagne et le baptise en novembre 1952.

Séduit par l’enthousiasme et le dynamisme missionnaire du Père Liége, Jean-Pierre entre au noviciat dominicain, interrompu du fait de ses obligations militaires. Puis, le voilà au Saulchoir d’Etiolles pour ses études de philosophie et de théologie. En 1960, il prononcera ses vœux définitifs et sera ordonné prêtre en 1962. Un parcours somme toute classique pour « ce converti de l’incroyance ».

L’historien lyonnais reconnaît que le frère Jossua subit péniblement le thomisme formel au programme du Saulchoir de ce temps qui n’était plus hélas celui du Père Marie-Dominique Chenu, mis à l’index et expulsé de sa chaire dans le cours des années 50. Mais, par ailleurs, la fraternité dominicaine convenait très bien à ce jeune frère, au point de « se sentir membre d’une famille religieuse plus que d’un clergé ». Un point de vue partagé par l’un de mes formateurs répétant à l’envie que le sacerdoce pour un dominicain n’était que « la cerise sur le gâteau » et que sa vocation recouvre d’autres appels que ceux auxquels répondent les sacrements. Dominique fut prédicateur plutôt qu’officiant.

Repéré pour devenir professeur, après une thèse soutenue à l’université de Strasbourg[1], Jossua regagne le Saulchoir d’Etolles en 1965 et intègre une nouvelle équipe d’enseignants sous la houlette du Père Claude Geffré. Tous sont désireux de renouveler en profondeur la formation dominicaine. Nommé régent des études en juillet 1968, Jossua n’eut ni le temps ni les moyens de mener à terme son entreprise refondatrice. L’époque lui était en effet défavorable. Sa province dominicaine décida la vente du Saulchoir d’Etiolles et ramena ses étudiants au couvent St-Jacques de Paris. Puis ce fut l’hémorragie de frères survenue dans la houle soulevée par mai 68. Elle entraîna en 1974 la fermeture – provisoire ? – du studium de Paris.

Privé de toute charge institutionnelle ou académique, Jean-Pierre Jossua, à 44 ans, doit envisager une « reconversion » qui ne l’amena point à quitter l’Ordre, mais à se donner une activité plus conforme à ses aspirations. Délié de toute responsabilité d’enseignant, il préfère se dédier à une réflexion personnelle, parfois avec le concours d’un ou deux frères proches de lui, sur l’expérience de la foi chrétienne telle qu’il la vit lui-même. Il parle en « je » à partir de son propre fond et non plus comme un enseignant chargé de transmettre un héritage philosophique et théologique.

Une activité littéraire très féconde va marquer cette période. Outre les trois tomes de ses « Lectures en écho » ou « Journal théologique », plusieurs opuscules parus chez divers éditeurs sur l’acte de foi, la possibilité de parler de Dieu. Je note en particulier deux œuvres qui m’ont interpellé et que j’ai à l’époque abondamment annotées : « Mon amour vient à moi », une introduction au livre des Psaumes et « La chèvre du Ventoux. Journal pour chercher la sagesse ».

Fouilloux souligne avec raison que cette nouvelle manière de faire de la théologie vaudra à notre frère une audience nationale et même internationale. Contentons-nous de mentionner qu’il sera sollicité en 1977 pour prononcer à Edimbourg les « Gifford Lectures », lointain successeur d’Etienne Gilson qui les avait illustrées en son temps.

Fin des années 80, nouvelle carrière de Jossua, comme s’il était lassé d’analyser des expériences spirituelles trop personnelles. Il a besoin d’envergure, de déployer ses ailes au-delà de son nid. Grand lecteur depuis toujours, surtout de poésie, il établit les bases d’une « théologie littéraire », cherchant et découvrant chez des auteurs, même agnostiques comme Philippe Jaccottet, une ouverture et un dépassement de l’ordre naturel que notre frère interprète avec finesse. Cette recherche fera l’objet des quatre tomes de « Pour une Histoire religieuse de l’expérience littéraire » publiés chez Beauchesne entre 1985 et 1998.

En conclusion, Etienne Fouilloux écrit : « Jean-Pierre Jossua était l’un des plus brillants représentants de la cohorte qui aurait dû remplacer, dans la province de France, les Chenu, Congar et autres Dubarle ou Liégé ». On attendait de lui qu’il reproduisit ou prolongeât ce siècle d’or. On sait pourquoi il n’en fut rien. Mais Jossua est demeuré fidèle à sa vocation de théologien et il a survécut à la crise catholique, même « en faisant quelques pas de côté », se plaît à faire remarquer Fouilloux. Le Centre jésuite de Sèvres, par exemple, lui permit de retrouver son enseignement trente ans après l’avoir quitté et l’Hebdomadaire protestant Réforme lui ouvrit ses colonnes pour une chronique régulière.

Mais Jean-Pierre est demeuré dominicain. Il accepta même de reprendre de 1988 à 1996 la direction de « La Vie Spirituelle » et il continue, même à titre posthume, de collaborer à la RSPT qui publie son ultime contribution. Le catalogue de l’année 2021 de la province dominicaine de France le fait figurer dans la liste des frères assignés au couvent St-Jacques de Paris. En dépit de ses absences prolongées, je me suis laissé dire qu’il éprouvait joie et plaisir à les retrouver. En particulier les malades et les handicapés dont il faisait le tour des chambres. Ses frères furent assez larges de cœur et d’esprit pour respecter son rythme de vie qui pouvait différer du leur. La vraie fraternité n’est-elle pas à ce prix ? « Super omnia caritas ! »

Si Jean-Pierre Jossua fut un dominicain « atypique », je suis tenté d’affirmer que tous les dominicains le sont aussi. Chacun à sa manière, bien entendu.


[1] Le salut incarnation ou mystère pascal. Chez les Pères de l’Eglise de saint Irénée à saint Léon le Grand, Cogitatio fidei 28, ed. Cerf 1968.

Le frère Jean-Pierre Jossua (photo : dominicains.fr)

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