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« La liste de Musy »

  • Fr. Guy

Histoire, politique et religion

Jacques Allaman : La liste de Musy, Editions de l’Aire, 2022, 170 pages.

Me voilà au terme de la lecture d’un ouvrage, paru cette année aux Editions de l’Aire, soutenu par des fonds publics. Un livre qui me laisse passablement désemparé.

Tout d’abord par son intitulé qui ne pouvait qu’attirer mon attention : « La liste de Musy ». Je n’ai aucun lien de parenté avec ce personnage, mais je partage avec lui mon patronyme et mes origines fribourgeoises. 

Bien sûr, Jean-Marie Musy (1876-1952) ne m’est pas inconnu. On en parlait autrefois dans nos chaumières qui n’étaient pas toutes situées dans l’Intyamon, à Albeuve précisément, son village natal  où sa famille tenait l’« Auberge de l’Ange ». Chaque écolier fribourgeois de mon temps était au courant de la carrière politique fulgurante de ce Musy-là. A deux reprises, en 1925 et 1930, il avait accédé à la Présidence de la Confédération suisse, après avoir franchi toutes les étapes classiques : Collège St-Michel de Fribourg, Droit à l’Université de ce même lieu, brevet d’avocat, député, puis conseiller d’Etat fribourgeois, conseiller national et conseiller fédéral de 1919 à 1934. Je ne réalisais pas alors qu’il avait démissionné du gouvernent fédéral en 1934. Surtout, j’en ignorais les raisons et méconnaissais la nature des engagements qu’il allait prendre après son retrait volontaire de la plus haute instance politique du pays.

Après la guerre, une rumeur, non sans quelque fondement, avait cours sur la personne de Jean-Marie Musy. Il aurait sympathisé avec les régimes fascistes et nazis, artisans d’une Europe nouvelle qui ne tomberait pas sous la coupe du communisme. Notre conseiller fédéral exécrait et craignait plus que tout la « peste rouge » qui menaçait sa patrie. On chuchotait aussi qu’il avait entretenu avec Himmler des relations régulières qui lui permirent quelques semaines avant la fin des hostilités de sauver un millier de Juifs déportés. Rien de plus. Son fils Benoît, champion de course automobile mort tragiquement lors d’une compétition, lui avait ravi la célébrité.

Et pourtant c’est à ce personnage largement oublié de nos jours que Jacques Allaman, écrivain et journaliste franco-suisse, consacre son dernier livre. Sous le couvert d’un récit romanesque, Allaman développe ses idées sur le judaïsme, le christianisme, l’antisémitisme et l’antijudaïsme qui ont conduit à la Shoah. L’affaire Musy, reléguée dans les dernières pages du livre, n’est qu’un prétexte à ce débat. Cet homme d’Etat très complexe attesterait à lui seul l’ambiguïté du conservatisme identitaire à l’épreuve de réflexes chrétiens fondamentaux.

On aurait tort de confondre Musy et Schindler à qui l’on doit une autre « liste » de Juifs arrachés au crématoire. Les tractations pour obtenir leur libération sont peut-être semblables, mais leurs intentions ne le sont certainement pas. Musy ne s’est pas comporté en vulgaire négrier désireux d’enrichir à vil prix son cheptel, mais en humaniste de la dernière minute. On peut lui reprocher de ne pas avoir agi plus tôt. Mais le voulait-il ? Le pouvait-il ? La question reste ouverte, même si l’auteur du livre choisit d’y répondre.  D’une façon partisane, selon l’avis de son recenseur.

En effet, pour Jacques Allaman, Jean-Marie Musy serait un pur  produit de « La République chrétienne » qui régissait le canton de Fribourg sous la férule de Georges Python (1856-1927) au tournant des deux derniers siècles. Un règne conservateur-catholique  rétrograde, soutenu par une paysannerie dégénérée et une maffia de hobereaux avides de s’enrichir. On doit aussi à ce régime l’existence d’une université, fourmilière de nazis. De surcroît, l’Eglise catholique romaine, toute-puissante sur ces terres, est alliée du pouvoir et tient les consciences sous son joug.

Ce tableau caricatural reflète davantage le parti-pris de l’auteur que la vérité d’un décor infiniment plus nuancé. Je ne suis pas d’avis que mes ancêtres, paysans fribourgeois, n’étaient que des minables asservis au « bon parti ».  Comment ignorer que le régime de Python fut contesté par Jean-Marie Musy lui-même et que les opposants ne manquaient pas à l’intérieur de son parti ? Je suis né dans une commune rurale où depuis des décennies la majorité des électeurs votaient « radical » et non « conservateur ». Ce qui ne les empêchaient pas de fréquenter assidument la messe dominicale.

Mais laissons à l’auteur la paternité de ce raccourci contestable. Venons-en plutôt à l’essentiel de son récit, à savoir les relations à la fois tumultueuses et fécondes entre Juifs et Chrétiens de tous les temps.

Le héros de l’intrigue romanesque – car ce livre se présente comme un roman – est précisément un prêtre catholique-romain né à Albeuve à qui sa mère-célibataire révèle sur son lit de mort l’identité de son père : un soldat suisse déserteur, radicalement antisémite et qui trouve dans l’Allemagne d’Hitler chaussure à son pied. Ce n’est en fait qu’un sous-ordre des exécuteurs des « hautes-œuvres » dont sont victimes les Juifs sous le régime nazi.  Fidèle jusqu’au bout à son Führer, cet homme trouve la mort au moment où Himmler tente de fuir pour sauver sa peau. 

Cette révélation perturbe profondément ce prêtre épris de « théologie de la libération ». Après avoir passé quelques années en Colombie avec les FARC, il se trouve dans les « Territoires occupés » de Palestine, apportant son soutien aux victimes des Israéliens. Sa conversion au judaïsme fut davantage qu’un acte expiatoire pour les péchés de son père, mais la reconnaissance que le salut des nations passe par les Juifs. Plus précisément, par le sacrifice des Juifs qui inclut celui de Jésus, juif lui aussi.

L’auteur esquisse tout au long de son livre une intéressante réflexion sur ce sujet. Il fait revivre à cet effet la voix de Léon Bloy (1846-1917) abondamment cité dans son livre. Une rubrique bibliographique lui est réservée en annexe de l’ouvrage. Bien plus, une œuvre de cet écrivain catholique contestataire et anticonformiste fait office de référence principale. Il s’agit du livre : « Le salut par les Juifs », paru en 1892, alors que l’« Affaire Dreyfus » allait réveiller les sentiments antisémites refoulés dans la bonne conscience des catholiques français de ce temps.

Une autre voix se fait entendre dans ce débat. Celle d’Emmanuel Lévinas (1906-1995), philosophe juif d’origine lituanienne, réfugié en France et qui échappa aux camps d’extermination. Lui aussi a droit à des citations et à une bibliographie dans le livre d’Allaman. L’auteur fait bien de rappeler qu’Emmanuel Levinas enseigna à l’Université de Fribourg – fondée par Python ! – au cours des années 80 et qu’il marqua profondément ses auditeurs par son ouverture au dialogue judéo-chrétien. Comme si une passerelle était jetée entre les deux rives que la Shoah avait douloureusement isolées. Comme si une mère et sa fille se retrouvaient après une violente et odieuse séparation.

Au regard de cette importante question, l’« Affaire Musy » n’est qu’un épisode dérisoire. Toutefois révélateur à son modeste niveau du débat de conscience d’un chrétien séduit par des thèses et des comportements antisémites. Ce qui fut peut-être le cas de Jean-Marie Musy. A mon humble avis, c’est l’intérêt majeur du livre d’Allaman. Même si cette thématique mérite un développement plus sérieux et plus approfondi que ces quelques allusions dispersées dans cet ouvrage.

Quant à ce que fut dans la réalité l’affaire des Juifs que l’intervention de Jean-Marie Musy aurait libérés, la question est encore débattue entre historiens compétents. Cette affaire n’est pas de mon ressort, ni la priorité de mes préoccupations. Mais bien les relations entre Juifs et Chrétiens si essentielles à l’intelligence de mes propres Ecritures et qui m’ouvrent à une respectueuse et exigeante cohabitation.

© Éditions de l'Aire

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