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Les Dominicains et les Nations Unies

  • Fr. Guy

Cohérence et exigence

Communication donnée le 23 novembre 2021 par le frère Guy Musy dans le cadre du colloque organisé par la Faculté de Théologie de l’université de Fribourg sur les relations Eglise-Etat.

Raccourci historique

Le 24 octobre 1945 l’Organisation des Nations Unies est fondée à San Francisco en Californie. En 2020 elle comprenait 193 Etats-Membres, signataires de sa charte.

Bien que non membre de cette Organisation, mais reconnu comme Etat, le Saint-Siège acquit le 6 avril 1964 le statut d’observateur et, vingt ans plus tard, en 1984, le droit d’intervenir lors de ses sessions et commissions. Depuis 2015, son drapeau est autorisé à flotter aux côtés des emblèmes des autres membres de l’ONU dans ses divers sièges : New York, Genève etc.

En 1946 déjà, à l’initiative du Conseil Economique et Social (ECOSO), des ONG (organisations non-gouvernementales) peuvent être associées aux travaux des Nations-Unies selon des modalités précises. Certaines ont même reçu un statut d’homologation conféré par l’ECOSOC. La société civile a donc voix au chapitre à l’ONU, aux côtés des Etats membres ou observateurs.

L’Ordre des Prêcheurs, compris comme une ONG, a donc pu trouver sa place à l’ONU, à l’égal d’autres congrégations ou associations, d’inspiration chrétienne ou non, poursuivant la réalisation d’objectifs humanitaires ou sociaux, comme la justice et la paix.

C’est à Rome, à la fin des années 80, que le frère dominicain Jean-Jacques Pérennès et le frère mineur franciscain John Quigley, l’un et l’autre membres de la curie de leur Ordre à Rome, prennent l’initiative d’une représentation de leur Ordre respectif auprès de la « Commission des Droits de l’Homme » qui a son siège à Genève. Cette Commission deviendra plus tard un authentique Conseil dépendant directement de l’Assemblée Générale des Nations-Unies.

Le projet prend corps avec l’ouverture à Genève d’un bureau commun aux deux délégations (FIOP) d’abord situé dans la cité universitaire de Champel, puis à la rue Vermont, à proximité des institutions onusiennes, où il se trouve encore aujourd’hui.

Sous l’égide du frère dominicain canadien Philippe LeBlanc, premier délégué permanent de l’Ordre des Prêcheurs auprès de la Commission des Droits de l’Homme et des autres instances onusiennes, fut créée formellement en 1998 l’organisation non gouvernementale (ONG) : « Dominicains pour Justice et Paix » qui obtint en 2002 un statut consultatif spécial (homologation) de la part du « Conseil Economique et Social des Nations-Unies (ECOSOC).

D’autres frères dominicains prirent la relève du frère Philippe LeBlanc : le français Olivier Poquillon, le sud-africain Mike Deeb et, de nos jours, le nigérian Aniedi Okure.

Pourquoi des Dominicains à l’ONU ?

Pour deux raisons.

Tout d’abord, une question de cohérence dominicaine.

Dès ses origines, notre Ordre a été confronté à des problèmes de justice et de paix. Faut-il rappeler le geste de son fondateur, saint Dominique, alors étudiant à Palencia en Espagne qui vendit ses précieux manuscrits pour venir en aide à la population affamée au milieu de laquelle il vivait. La création par lui d’un Ordre de mendiants au milieu de villes opulentes était à la fois une protestation contre la richesse insolente de quelques privilégiés et une invitation au partage des biens pour rétablir la justice et une paix conviviale.

Plus tard, au début du 16ème siècle, des frères dominicains protestèrent à Hispaniola contre l’expropriation ou plutôt le vol des terres des Indiens, premiers habitants de ces pays conquis, finalement réduits en esclavage et exterminés. Le cri du frère Montesinos : « Ne sont-ils pas des humains ? » convertit Las Casas qui se fit leur défenseur à la Cour d’Espagne. L’écho de sa protestation parvint à l’un de nos frères théologiens de Salamanque, Francisco de Vittoria, à qui nous devons le Ius Gentium ou le Droit des Gens qui met en cause la colonisation en affirmant le droit des peuples à disposer en pleine souveraineté de leurs terres ancestrales. Il se réclamait du droit naturel, de sources bibliques, mais aussi de la tradition thomiste si chère à son Ordre.

La présence des Dominicains à l’ONU s’inspire de ces interventions historiques. La famille dominicaine est présente aux quatre coins de l’univers. Même peu nombreuse, elle ne peut pas ne pas être à l’écoute ou témoin des injustices qui se commettent sur les territoires où elle est établie. Son cri ou sa dénonciation devrait remonter à Genève auprès de notre Délégation pour en faire l’écho devant les instances internationales et chercher avec elles, si ce n’est une solution définitive, du moins un répit provisoire du cycle des violences et des injustices.

Il appartiendra aux membres de notre délégation de faire connaître et comprendre à travers des exemples précis la nature de leur travail tenace, souvent invisible, pas toujours gratifiant, sans trop de résultats ostentatoires. Une démarche à pas feutrés à travers le dédale ou le labyrinthe diplomatique.

Un service de réflexion philosophique et théologique

Le 10 décembre 1948, l’Assemblée Générale des Nations Unies adopte le projet d’une Déclaration universelle des Droits de l’Homme préparé par une commission où les voix d’Eleanor Roosevelt et du juriste français René Cassin furent prépondérantes. La grande majorité des Etats-Membres de l’ONU exprimèrent leur consentement et leur adhésion à cette Déclaration.

Avec l’arrivée de nouveaux Etats, avec l’évolution des situations sociopolitiques, en particulier la décolonisation, la fin de l’empire soviétique, l’avènement au premier rang des puissances mondiales de nations, comme l’Inde ou la Chine jusque là reléguées dans une certaine insignifiance et d’autres facteurs encore, s’affirme une critique de plus en plus forte du contenu de la Déclaration de 1948. Plusieurs reproches lui sont faits. De là le fait que cette Déclaration n’est plus guère observée – ou alors de façon hypocrite – par plusieurs Etats qui l’ont pourtant signée.

Que lui reproche-t-on ? Tout d’abord, l’exclusivité et le particularisme de ses sources « occidentale ». Que ce soit la tradition judéo-chrétienne ou la philosophie des Lumières.

On conteste aussi son approche individualiste de l’humain au détriment de son appartenance à des groupes sociaux dont il est solidaire et responsable.

Surtout, la Déclaration de 1948 est mise en cause parce qu’elle ignore la richesse d’autres religions, spiritualités, cultures, conceptions de la vie, etc. C’est pourquoi, des Déclarations émanant de groupes particuliers ont vu le jour. Citons : la Charte africaine des droits et des peuples (1981) ou la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme (1981), ou encore la Charte arabe des droits de l’homme (1994).

Bref, la contestation porte sur la prétention d’universalité de la Déclaration de 1948 qui ne serait en fait qu’un particularisme régional. Faut-il donc la réécrire et lui trouver des fondements résolument universels ?

Cette question a suscité en 1995 les réactions de Vaclav Havel. Le président philosophe convenait que « rien n’est encore joué, mais s’ouvre au moins un chemin : l’universalité des droits de l’homme pourrait être défendue avec succès à condition de rechercher ses racines spirituelles universelles véritables. A condition donc de rechercher tous ensemble ce qui est commun à la majorité des cultures et de nous efforcer de refléter de façon nouvelle les sources les plus profondes d’où jaillissent les différentes civilisations. Ces sources sont en réalité plus rapprochées qu’il ne semble aujourd’hui. Plus nous restons accrochés à la surface des choses, plus l’altérité des différentes cultures dissimule leur parenté profonde. La voie conduisant à un universalisme véritable ne serait donc pas celle des compromis entre les différentes altérités contemporaines, mais celle de la recherche commune d‘une expérience ancienne de l’homme vis-à-vis de lui-même à l’intérieur de cet univers. »

Vaste programme à la réalisation duquel devraient s’atteler nos Eglises chrétiennes – comme l’a esquissé le pape Benoît XVI en 2008 à New York dans son allocution à l’Assemblée Générale de l’ONU.

Ce programme devrait être aussi celui d’une ONG d’inspiration chrétienne accréditée aux Nations-Unies. Tout particulièrement « Dominicains pour la Justice et la Paix ». Une question qui devrait habiter les Frères Prêcheurs depuis le cri de leur frère Montesinos « Ne sont-ils pas des hommes ? ».

Qu’est-ce qui constitue l’être humain ? D’où proviennent ses droits et ses devoirs ? Une question contemporaine que nous ne pouvons pas esquiver. Les Dominicains ont besoin de nouveaux Vittoria, théologiens éthiciens et philosophes pour se mettre à ce nouveau chantier. Où vont-ils les trouver ?

(image : pxfuel.com)

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