Le frère dominicain Johannes Eckhart

Rémy Valléjo : Réduit à rien. Les derniers jours de Maître Eckhart, Cerf 2021, 226 p.

J’achève la lecture de la reconstitution « romanesque » effectuée par le frère Rémy Valléjo des « Derniers jours de Maître Eckhart », mystique dominicain allemand né en Thuringe en 1260, mort en 1328 sur le chemin d’Avignon, sans que l’on ne sache ni où ni comment. Le Maître était alors en marche pour défendre sa cause à la cour du pape Jean XXII. La Providence lui aura épargné d’apprendre que vingt-huit propositions extraites de ses Traités et Sermons furent condamnées en 1329, un an après sa mort, par le tribunal pontifical, comme « mal sonnantes » ou « proches de l’hérésie ».

Le procès avait commencé à Cologne et le Maître avait fait recours contre une procédure épiscopale qui ne respectait pas le privilège d’exemption dont jouissait alors son Ordre.

Que lui reprochaient ses adversaires théologiens jaloux de son savoir et de sa renommée ? Précisément un savoir sur Dieu qui dépassait le leur. Surtout, son audace de prêcher en « langue vulgaire » pour s’adresser à des personnes simples (moniales ou béguines) ordinairement reléguées dans l’ignorance et la soumission.

Il est vrai que la doctrine novatrice d’Eckhart, puisée aux sources du néo-platonisme chrétien, pouvait donner lieu à des déformations dans l’oreille et sur les lèvres de ses auditeurs et auditrices. Tout particulièrement cette exigence de dépouillement total de l’âme humaine pour permettre à Dieu de naître en elle. « Un lieu dans l’âme où rien ne fait violence quand, au gré d’un consentement, Dieu y accomplit son œuvre divine ».

Le frère Rémy avoue avoir reconstruit de façon romanesque mais sur des fondements historiques ce que furent les dernières semaines du Maître. A Cologne d’abord, au milieu de ses frères, dénoncé par deux d’entre eux aux inquisiteurs épiscopaux. Puis Strasbourg qu’il revoit avec émotion, ainsi que le couvent des Prêcheurs de Bâle avec sa « Totentanz » qui lui arrache des sentiments de profond abandon. Enfin, ce sont les sentiers et chemins improbables du Royaume de France et des terres papales du Comtat Venaissin. A chaque étape, Rémy Valléjo fait parler le Maître, citant fort à propos ses « Traités » et ses « Semons », si bien que l’ensemble devient un récit de vie très cohérant où cohabitent et même se confondent l’âme du Maître et celle de son interprète.

Dans une postface remarquable, l’auteur dresse en parallèle le sombre tableau des misères sociales et religieuses de l’époque qui a vu naître et mourir le frère Johannes Eckhart et le spectre des malheurs de notre temps guère plus reluisant. Maître Eckhart pourrait-il venir à notre secours ?

A mon tour de citer à ce sujet les dernières lignes du livre du frère Rémy :

« La parole de Maître Eckhart ne représente pas une quelconque fuite du monde, mais le plus court moyen d’aller à Dieu dans un monde qui sombre dans la confusion, la dissension et le chaos. Lorsque tout alentour tout s’effondre et se dérobe, quand nul appui solide n’est envisageable, l’homme fait l’expérience de son être 'nu' et démuni.

Vécue comme telle, c’est la condition de la plus authentique Incarnation quand libre et abandonnée, l’humanité offre ainsi à Dieu un lieu de naissance et d’activité. Car, selon Maître Eckhart, c’est le propre de la créature de faire quelque chose à partir de quelque chose, mais c’est le propre de Dieu de faire quelque chose à partir de rien » (p.226-226).

Quis audit intelligat !

Note. En 1992 le Chapitre Général des Dominicains, présidé par Timothy Radcliffe, prie le Vatican de procéder à la réhabilitation de Maître Eckhart. Il lui fut répondu que celle-ci n’avait pas lieu d’être puisque personnellement Maître Eckhart ne fut jamais condamné. Ici encore : quis audit intelligat !