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Un mort bien vivant

  • Fr. Guy

Le Père Marie-Dominique Chenu

Beaucoup de livres passionnants sur ma table. En particulier, le « Marie-Dominique Chenu », une biographie de 263 pages due à l’historien Etienne Fouilloux, parue cette année chez Salvator.

J’avais déjà lu du même historien la biographie du Père Yves Congar qui a fait l’objet d’un compte-rendu paru sur ce site.

Me restait à explorer la vie et l’œuvre de son maître, le Père Marie-Dominique Chenu (1895-1990), reconnu et honoré comme le père de « la nouvelle théologie française » éclose au 20ème siècle. Que reste-t-il aujourd’hui de ce monument, hors des bibliothèques et des archives dominicaines ou vaticanes où le biographe a largement puisé? Je réponds à cette question par une autre question si chère à François Villon et chantée par Georges Brassens: « Mais où sont les neiges d’antan ? ».

 

Les neiges d’antan

Une génération prestigieuse de théologiens francophones a disparu de notre horizon. Elle survit peut-être chez quelques Jésuites du « Centre Sèvre » parisien. Mais plus un seul dominicain francophone qui puisse donner le ton, se faire entendre et comprendre, dans la communauté scientifique de notre temps. Chenu, selon son biographe serait un double rescapé : de deux guerres qui ont ensanglanté l’Europe et d’une double condamnation romaine qui, elle aussi, ne l’a pas anéanti. Le phénix renaissait toujours de ses cendres.

 

Un bon à rien 

Un seul souvenir personnel de ce personnage est gravé dans ma mémoire de dominicain.

Dans l’arrière-automne de sa longue vie, le Père Chenu me reçut un jour dans la chambre qui lui servait de bureau au couvent St-Jacques de Paris. Je le vis apparaître sous sa bure blanche, les lunettes fumées, debout face à moi dans un décor sombre où s’empilaient sur des étagères métalliques dossiers et documents. Mais aucun livre. Pas un seul. On m’avait averti qu’il était très malvoyant et devait recourir à une aide pour la lecture et l’écriture. Ma visite tenait aussi bien de la dévotion que de la gratitude. L’entretien fut bref. Je ne voulais pas l’importuner. Il me sourit et me dit d’un air un peu désabusé : « Je suis devenu un bon à rien ». C’est à leur humilité que l’on reconnaît les plus grands.

 

L’inductif et le déductif

Grâce à Fouilloux, je commence à comprendre pourquoi « Le Saulchoir », le centre d’étude de la province dominicaine de France que Chenu dirigeait, fut au cœur d’un conflit qui lui valut sa première condamnation romaine en 1942.

Fut décisif en cette affaire le regard critique de l’historien porté sur la théologie confinée jusque là dans une spéculation déductive à partir de principes éternels tombés du ciel. Chenu ne supportait pas cette théologie « baroque » intemporelle, indifférente à l’incarnation de la Parole de Dieu dans la société. Le Père Lagrange l’avait initié à la méthode historico-critique appliquée à l’interprétation de la Bible. Chenu voulait en faire autant avec la théologie. Ce que la Rome de ce temps ne supportait pas et le lui fit bien voir. Mais vingt ans plus tard, la Constitution conciliaire « Gaudium et Spes » confirmait son intuition.

 

Anciens et Modernes

Comment est-on arrivé à la condamnation de 1942 ? Je relève chez Fouilloux les facteurs suivants.

Tout d’abord, la personnalité de Chenu, à la fois jovial, optimiste, sûr de lui. Toutefois, ses raccourcis verbaux ou littéraires, son ironie parfois à la limite du mépris, lui ont valu d’inutiles ennemis ou ont aggraver l’hostilité de ceux qu’il avait déjà.

La nature du conflit, ensuite. Il prend héla la forme d’un règlement de comptes entre frères dominicains. Entre spéculatifs et historiens, entre « l’Angelicum » de Rome et « Le Saulchoir » de Kain, puis d’Etiolles, entre le Père Garrigou Lagrange et le Père Chenu. Le premier, agent du Saint-Office, ne pardonne pas à son ancien élève d’avoir préféré répondre à l’appel du « Saulchoir » plutôt que demeurer à Rome sous son patronage et sa mouvance. Bien sûr, cette guerre fratricide est enrobée de théologie. Elle prend même la forme d’une querelle entre « anciens et modernes ». Quant au pauvre saint Thomas, il fait figure de dindon de la farce, tiraillé à gauche ou à droite, selon l’humeur des deux clans antagonistes.

 

L’affaire Louis Charlier

Et puis, il y a l’affaire du frère dominicain Louis Charlier qui fut en 1956 mon père-maître au noviciat de La Sarte en Belgique. Son nom est ressorti de l’oubli grâce à un article de la « Revue Thomiste » paru en 2019[1]. Lui aussi vit son « Essai sur le problème théologique » mis à l’index en 1942, apparemment pour les mêmes raisons que l’opuscule de Chenu « Une Ecole de théologie. Le Saulchoir ». Ce dernier auteur s’est toujours défendu d’avoir été influencé par les idées de son jeune confrère belge mais le porte-parole du Saint-Office invoquait cette raison pour justifier (?) la condamnation du livre de Chenu.

 

Le plus scandaleux

Le plus scandaleux est que ce conflit se déroule au temps d’une autre guerre, infiniment plus sérieuse, qui fait dresser l’une contre l’autre les nations européennes. Et, tout particulièrement, l’Italie et la France où résident les protagonistes de la querelle intestine dont nous parlons. Une querelle assurément dérisoire comparée à la guerre qui faisait rage autour d’eux. A croire que ces théologiens étaient emmurés dans leurs tours d’ivoire, indifférents aux malheurs qui frappaient leurs contemporains, éloignés de celles et ceux qu’on exterminait déjà dans les camps de concentration. Il y eut tout de même le Père Congar, proche et élève de Chenu, qui passa quatre ans de captivité en Allemagne. Cette épreuve ne lui sera pas inutile. Elle changea son regard.

 

Les nouveaux « Mendiants »

Après sa condamnation romaine de 1942 qui l’éloigne du Saulchoir, Chenu trouve refuge au couvent St-Jacques de Paris. Une étape qui durera jusqu’au jour où une nouvelles sanctions romaine le frappera en février 1954.

Cet exil parisien, loin de le déprimer, le fait rebondir et multiplie ses énergies. Chenu était jusque là enseignant dans un lieu clos, le voilà désormais à l’écoute d’un monde nouveau qui surgit de la guerre. Il accompagne un vaste réseau pastoral qui veut faire de la France, de Paris en particulier, une « terre de mission ». L’expression tire son origine de l’Abbé Godin, un intime de Chenu. Cette « mission » ne se propose pas de ramener au bercail les masses déchristianisées des banlieues et des campagnes délaissées, mais d’aller vers elles, apprendre leur langue et partager leur quotidien. C’est l’heure des « prêtres ouvriers », de la « Mission de France » et de celle de Paris et des tentatives de dialogue avec les communistes.

Le Père Chenu sera présent dans ces combats et les soutiendra. Historien médiéviste, il comprend ce déferlement d’agents pastoraux de nouveau style comme l’avènement des « Ordres mendiants » au treizième siècle. Les uns et les autres rejoignent les déchristianisés là où ils se trouvent, sans attendre de les voir chez eux. Au service des pauvres de corps et d’esprit, les uns comme les autres veulent réformer une Eglise devenue l’otage des riches et des puissants.

 

Sur les barricades

Marie-Dominique Chenu ne se contente pas de prêcher ou d’écrire. Il prend aussi des risques et paye de sa personne. On le rencontre sur les barricades dressées par des grévistes, ajoute son nom à la liste des opposants à l’arme atomique et à la guerre au Vietnam, appose sa signature à des articles paraissant dans une presse taxée « gauchiste », mais sans jamais mettre en jeu son appartenance à l’Eglise. Il considère même la déchristianisation comme une chance de renouveau pour son Eglise.

Rome cependant ne supporte pas ses prophéties et l’enveloppera dans une nouvelle vague répressive qui aurait pu être mortelle pour l’Ordre dominicain.

 

La sentence du Père Suarez

En effet, le 8 février 1954, le Père Suarez, Maître de l’Ordre des Prêcheurs, se déplace à Paris et descend au couvent de l’Annonciation, le « couvent des princes ». Il y convoque le frère Marie-Dominique, son subordonné. Le décor est solennel et même théâtral. En fait, le Père Suarez est le porte-parole du Saint-Office dont il est membre de droit. Il ne fait que communiquer à Chenu des décisions qu’il a l’obligation de faire appliquer. Ces sanctions devraient aussi frapper d’autres dominicains français suspects en cour de Rome. Le Maître fait sous-entendre que la survie de l’Ordre des Prêcheur, du moins en France, lui impose d’intervenir.

Fouilloux fait aussi remarquer que Rome n’est pas seule à manifester sa méfiance et, pour tout dire, son hostilité face à ce dominicain franc-tireur et gauchiste. Les dénonciations épiscopales françaises s’amoncellent sur les bureaux du Saint-Office. On est jaloux du succès et de l’audience de Chenu. Par ailleurs, son « progressisme » bouscule l’ordre établi et les idées reçues. Bref, ce religieux est un trublion qui énerve les bien-pensants. Il fallait l’écarter au plus vite de Paris, foyer de la contagion.

Ce qui fut fait. Avec la soumission du religieux qui accepta sa punition non pas avec le sourire, mais soutenu par son tempérament résiliant. Surtout, par sa foi à déplacer les montagnes et son amour de l’Eglise « semper reformanda ».

 

L‘exil rouannais

On lui imposa comme lieu de « réclusion » le « couvent de ministère » de Rouen, espérant que ce milieu provincial et somnolent mettrait un frein définitif à son exubérance. C’était mal connaître notre homme. Chenu tira profit de cette retraite involontaire pour retourner à ses chères études médiévales. Encouragé par son ami Etienne Gilson, il publia au cours de son exil normand des ouvrages remarquables sur la philosophie et la théologie des 12ème et 13ème siècle. C’est encore au cours de cette période que paraîtra son petit chef d’œuvre : « St Thomas d’Aquin et la théologie », dans la collection : « Maîtres spirituels » éditée au Seuil.

 

Enfin, le Concile

Il aura fallu le Concile pour faire sortir Marie-Dominique Chenu de son purgatoire. En 1962, il regagne son couvent parisien de St-Jacques et s’intéresse de très près à cet événement ecclésial majeur. Il ne mettra jamais une sourdine à son enthousiasme conciliaire. Contrairement à son ami Maritain et à tant d’autres théologiens, il n’exprimera aucune déception relative à Vatican II et se gardera bien d’accuser le Concile d’avoir fomenté et déclenché la crise ecclésiale des années qui suivirent.

Pourtant, hormis les deux dernières sessions, Chenu n’occupera qu’un strapontin dans l’arène conciliaire. C’est comme théologien privé d’un de ses anciens élèves du Saulchoir, Mgr Rolland, évêque d’Antsirabe à Madagascar, que le Père Chenu se rend à Rome, prend connaissance des textes en voie d’élaboration et contacte « en coulisse » une multitude de Pères conciliaires et de théologiens. Ainsi, peut-il faire entendre sa voix lors de la rédaction du Prologue que le Concile adresse au monde et surtout lors des débats sur le fameux Schéma 13 qui deviendra la Constitution pastorale « Gaudium et Spes », dans laquel l’Eglise redéfinit ses relations avec le monde. Chenu se réjouit de voir réapparaître dans ce contexte l’expression « signes des temps » pour désigner les événements sociaux, politiques, économiques ou culturels de notre époque, compris comme autant de signes avant-coureurs et de pierres d’attente de l’Evangile. Ce texte témoigne de l’optimisme de Chenu et de sa foi en l’incarnation.

Cet optimisme cependant sera mis en berne par d’autres théologiens sensibles aux défaites et aux catastrophes de leur temps. Leur crainte trouvera, elle aussi, un écho dans « Gaudium et Spes » qui sera accepté le 7 décembre 1965, la veille de la clôture du Concile,

 

Tardive réhabilitation

Notre frère était âgé de 70 ans lorsque le concile prit fin. Il lui restait un quart de siècle à parcourir avant sa pleine réhabilitation qui n’aura lieu que lors de ses funérailles solennelles le 15 février 1990, présidées par le cardinal Lustiger à Notre-Dame de Paris. Un télégramme de louanges parvenu de Rome dès le lendemain de son décès, survenu le 11 février 1990, ouvrait donc toutes grandes au Père Chenu les portes de la reconnaissance ecclésiale. Pressé par ce signe venu de très haut, le cardinal Lustiger, mettait en sourdine sa vieille méfiance à l’endroit de notre frère et lui ouvrit les portes de sa cathédrale.

La société civile ne voulut pas en rester là. A sa manière, elle honora ce religieux qui avait déployé tant d’énergies et couru tant de risques pour la comprendre et déceler en elle des semences d’espérance. Rien de mieux que de rassembler le 30 mai 1990 plus d’un millier de fidèles et amis laïcs de Chenu à « La Mutualité » pour lui rendre un « hommage différé ».

 

Vieillissant, il fructifie encre

Quelques lignes de Fouilloux, intitulées « Pris sur le vif » (p.236-239), décrivent avec une fine sensibilité ce que fut le Chenu de l’après-concile. Les deux hommes se fréquentaient à cette époque. Le biographe brosse un portrait touchant du vieux Prêcheur, handicapé de la vue, toujours lucide, curieux de tout événement marquant et actif sur les fronts où il s’était engagé au cours de sa longue vie.

Certains de ses proches auraient attendu de lui une ou deux œuvres théologiques majeures, au volume épais. Mais Chenu préférait répondre à de multiples sollicitations au risque de nuire à la concentration et au retrait intellectuel qu’exige un travail scientifique. Il se refusait d’être un théologien « hors-sol », préférant réagir au quart de tour chaque fois qu’il estimait être interpelé. « Incorrigible » ce dominicain, qui traîna derrière lui une odeur de souffre qui ne se dissipa que lors de ses funérailles.

 

Indéfectible loyauté au Concile et à son Ordre

Paradoxalement, ce qui valut à Chenu des incompréhensions de dernière heure fut son optimisme indéracinable. En particulier, Chenu ne s’affola pas face à la « crise » qui suivit le concile. Il la comprenait comme une maladie d’adolescence, porteuse de fruits qui ne tarderaient pas à murir. Au cœur de l’inquiétude et du désarroi, il resta serein. Une confiance que d’aucuns taxaient de naïveté et d’aveuglement.

Enfin, malgré la débandade qui démantelait les rangs des dominicains de sa province et de son couvent, le frère Marie-Dominique persévéra dans sa fidélité à son Ordre. A son avis, les dominicains de son temps, comme leurs frères du 13éme siècle, étaient appelés à répondre aux défis de la société et de l’Eglise contemporaines. Non par des entreprises passéistes et restauratrices, mais par de nouveaux engagements, à la fois enracinés dans l’Evangile et incarnés dans un monde assurément troublé, mais non sans espérance.

 

Chenu aujourd’hui

Notre cher frère Marie-Dominique Chenu est-il encore entendu et compris de nos jours ? Son nom est-ils définitivement effacé de nos mémoires ? Quel intérêt suscite-t-il hors des groupes spécialisés en histoire de la théologie ?

Pour répondre à cette question, voici deux indices contradictoires suggérés par la bibliothèque de mon couvent genevois. Elle conserve deux ouvrages de Chenu datant de 1963 et 1964. A savoir les volumes 10 « La foi dans l’intelligence » et 11 « L’Evangile dans le temps », parus l’un et l’autre dans la collection « Cogitatio Fidei » aux Editions du Cerf. Les pages de ces deux livres ne sont même pas coupées. C’est dire le peu d’intérêt qu’ils ont suscité chez mes frères de Genève lors de leur parution. Par contre, ces deux volumes voisinent avec le livre « Chrétiens et marxistes. Dialogue avec Roger Garaudy » paru chez Mame en 1967. L’auteur n’est autre que le frère Georges Cottier, futur cardinal, résidant alors au couvent de Genève. Le Père Cottier sollicitait du Père Chenu, son aîné, une préface pour son ouvrage.

Etonnant rapprochement pour ceux qui doutent que la fraternité dominicaine va bien au-delà des prises de positions particulières. Tous les dominicains sont fils de Dominique. Beaucoup de « demeures » dans sa maison. Mais, par-dessus tout, un lien fondamental : celui de la charité qui unit et celui de la vérité qui libère.

 


[1]Louis Charlier – Rosalie Gagnebet. Echo d’un combat fratricide, 6 fevrier 2020.

© Éditions Salvator

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